Auteur dans les années 60 de trois longs-métrages (redécouverts dans les salles françaises en 2010) libertaires et attachants sur la jeunesse tchèque en quête d’émancipation, Milos Forman se distingue et commence à intéresser les grands producteurs de l’industrie cinématographique. Il débarque à New York à l’invitation de la Paramount et se mêle à la communauté hippie, projetant de tourner son nouveau film en immersion au sein de ce mouvement.
Le cinéaste tchèque fait appel à Jean-Claude Carrière, principalement connu alors pour être le scénariste de Luis Bunuel, afin d’obtenir de l’aide pour l’écriture de son film. La maturation du projet commun va prendre un peu de temps. Les deux comparses observent de près les bouleversements sociaux qui agitent les Etats-Unis ou la France en 1967-68. A la même époque, les soviétiques répriment durement le Printemps de Prague et Milos Forman se retrouve malgré lui cinéaste en exil. Il retourne à New York et tournera bientôt son premier film américain, Taking Off.
D’emblée, Milos Forman capte une certaine mélancolie. Les premières images sont telle un casting de très jeunes chanteurs folk. Les mélodies autant que les textes ont une tonalité douce-amer. Les adolescents chantent le besoin d’être heureux, le besoin d’amour. Les chansons révèlent un mal-être, des souffrances, comme une douleur de vivre ou plutôt une appréhension au passage à la vie adulte. La jeune Katy Bates nous bouleverse avec « Even the horses had wings », une chanson qui enterre les illusions adolescentes.
Le cinéaste ne s’intéresse pas qu’à cette jeunesse. Le parallèle est rapidement établi avec les parents. Les jeunes gens rassemblés par une même crainte et les mêmes idéaux libertaires (liberté sexuelle, expérimentation de drogues douces) sont pour beaucoup en fugue, en fuite du foyer parental bourgeois qui les oppresse. Milos Forman explore alors très exactement l’écart entre les deux générations, le conflit qui éclatent en même temps que les enfants commencent à vivre leur vie et s’affranchissent de leurs règles.
Milos Forman a jusqu’à présent surtout filmé la jeunesse. Au début des années 70 il est aussi un jeune papa. Les problématiques des parents l’intéressent donc autant que cette jeunesse envers qui il est fidèle. Les parents qu’il montre dans Taking Off sont autant inquiets que dépassés. Ils ne voient pas leurs enfants grandir.
C’est le cas de Larry et Lynn, les parents de la jeune Jeannie. L’adolescente a fugué et les parents vont aller à sa recherche dans les rues de Manhattan. En recherchant Jeannie, les adultes vont se retrouver immergés dans des lieux qu’ils ne connaissent pas, jusqu’à se laisser corrompre eux aussi. Milos Forman capte alors quelque chose de précis, une légèreté, une frivolité typique des mouvements libertaires mais qui en même temps est en train de s’éteindre.
Les enfants grandissent et commencent à supporter le poids de responsabilités, ou au moins les entrevoir. Dans une scène autant drôle que surréaliste, un groupe de parents apprend l’usage de la Marijuana. On est là à un moment précis de transmission. Celui qui leur apprend à fumer un pétard est un jeune adulte, pas beaucoup plus vieux que leurs propres enfants. Il est comme le symbole d’un mouvement qui a déjà vécu, qui est en train de rentrer dans le rang presque, de se normaliser. La culture hippie pénètre les salons bourgeois. Les conflits générationnels s’estompent, un équilibre se trouve.
Au final, la jeunesse regrette sans doute son insouciance, elle ne sait pas où elle va, les temps sont incertains et possiblement cruels ; mais il y a aussi un nivellement des valeurs. Jeannie peut soudain poser à son tour un regard moralisateur sur ses parents. Les rapports sont inversés. Ce n’est pas tout à fait ça, car Jeannie est stone et donc pas complètement lucide. L’inversion des rapports n’est pas exacte mais l’idée est là. Cette jeunesse n’a rien à envier à ses ainés et trouvera son chemin toute seule. L’émancipation s’est passée, mais le plus dur est à venir.
Milos Forman capte ce moment fébrile où tout change, où la révolution se normalise, avec une vraie sensibilité et une acuité particulière. L’émotion est bien là, entre joie de vivre et véritable mélancolie, selon un juste et très touchant équilibre. Le cinéaste signe brillamment ses débuts de cinéaste indépendant aux USA.
Benoît Thevenin
Bonus :
– Préface de Luc Lagier (6 min)
– Doc. Milos Forman en route pour l’Amérique sur la genèse du film (30 min)
– Doc. Deux européens à New York, la rencontre entre Milos Forman et Jean-Claude Carrière, racontée par ce dernier (16 min)
Taking Off
Chronique réalisée dans le cadre de l’opération DVDtrafic organisée par Cinetrafic