Le Dogme lancé par Lars Von Trier et Thomas Vinterberg participe à cette lente démocratisation de l’exercice cinématographique. Festen, le premier film Dogma95 est aussi probablement le film étendard de ce mouvement. Parce qu’incontestablement aboutit, cette première œuvre porte haut et fièrement les préceptes initiaux du Dogme. Ainsi, présenté à Cannes en 1998, Festen décrochera la lune, le prix du jury soit une validation des principes du dogme. Cannes offre ses lettres de noblesses au mouvement et stimule assez logiquement toute une frange de créateurs assez tordus pour se laisser guider par ces dix commandements sauvages mais néanmoins fascinants. Il devient en tout cas évident pour la critique mondiale de comparer les vœux de chastetés prononcés par le duo danois avec l’idée de cinéma qu’a sous-entendu alors la fameuse Nouvelle Vague française de Truffaut, Godard, Chabrol, Eustache et compères. Le parallèle n’est légitime que si l’on se place dans cette perspective de démocratisation du cinéma. Avant la génération Nouvelle Vague, le cinéma n’était finalement réservé qu’à une certaine élite intellectuelle et artistique. Le cinéma a toujours coûté cher et réduit le champs de visions de nombres cinéastes. S’affranchir du pouvoir financier est la façon la plus évidente d’exercer un pouvoir artistique réel. Les cinéastes de la Nouvelle Vague se sont bien libérés, quelques peu, du pouvoir des producteurs en s’éloignant des studios de cinémas et en n’hésitant plus à tourner dans la rue, caméra à l’épaule, en éclairage naturel des films novateurs car prenant totalement à revers le chiantisme ambiant du ‘cinéma de qualité’ des vieux loups du cinémas français qu’incarnaient Carné, Christian-Jacques et compagnie. En mettant en évidence la possibilité d’un autre cinéma, les cinéastes de la Nouvelle Vague ont permis à des dizaines de jeunes réalisateurs de franchir le mur. Pialat exécrait la Nouvelle Vague sûrement parce qu’il n’avait pas su prendre le bon wagon mais son cinéma est né aussi du combat de la confrérie des Cahiers du Cinéma.
Zentropa, la compagnie danoise de production cofondée avec Lars Von trier est née de la volonté de faire un cinéma peu coûteux à partir des technologies numériques qui commençaient à investir le paysage cinématographique il y a déjà une dizaine d’année. L’idée est donc qu’aujourd’hui, bien plus qu’hier et encore plus incontestablement qu’avant-hier, le cinéma est un art à la portée de tout le monde. Comme dans une société alphabétisée tout le monde est un écrivain potentiel le numérique offre cette opportunité à n’importe quel hurluberlu de donner sa vision du monde par le biais du cinéma. Alors bien sûr, ne sera jamais Rimbaud qui le veut et, de la même manière, ne deviendra pas aussi génial qu’un Kubrick qui le réclame.
Les dix commandements du Dogme permettent un retour à la base même du cinéma. Ce qu’il faut comprendre là c’est que par le Dogme on en vient à un cinéma des plus épurés, réduit à sa forme la plus sauvage, la plus brute, la plus intimiste aussi. Le Dogme s’inscrit comme l’antithèse de tous ces cinémas hyper sophistiqués : éclairage soignés, image lisse, mouvement de caméra gracieux… Il se place encore plus clairement en résistant à cette tendance à la con du cinéma à la surenchère : montage à la mitraillette, effets de styles inutiles si ce n’est d’en mettre toujours plus plein la vue des spectateurs etc…
Avec le Dogme, le cinéaste est censé s’effacer derrière son œuvre. L’œuvre n’existe d’ailleurs pas. Par Vœu de Chasteté, le réalisateur jure de « s’abstenir de tout goût personnel ! [Il n’est] plus un artiste. [Il] jure de s’abstenir de créer « une oeuvre », car [il] considère l’instant comme plus important que la totalité. [Son] but suprême est de forcer la vérité à sortir de [ses] personnages et du cadre de l’action. [Il] jure de faire cela par tous les moyens disponibles et en dehors de tout bon goût et de toutes considérations esthétiques. »
Cela dit, les dix règles dogmatiques sont autant de pistes suggérées pour un retour à un cinéma sans artifice. Le Dogme n’est imposé à personne sauf à ceux qui y souscrivent. Et rien ne leurs interdisent de « pécher ». Il fut un instant, aux prémisses du Dogme, ou une certaine garantie commerciale et un certain prestige étaient assurés par le fait d’être estampillé Dogma95. Aujourd’hui, qui connaît l’existence de Cosi x Caso, le 35ème film Dogma ? Qui est même capable de citer dix de ces 35 films ?
Vincent Lannoo, réalisateur belge de Strass (Dogma N°20) résume parfaitement ce qu’il en est aujourd’hui de ce ‘mouvement’ : « tu as le certificat avant de faire le film. C’est un peu comme à l’église : tu ne dois pas mener une vie de saint avant d’être reconnu chrétien. En devenant chrétien, tu souscris à une profession de foi à laquelle tu tentes de te conformer le mieux possible. J’ai donc signé une profession de foi, puis j’ai fait mon film, dans lequel j’ai commis quelques péchés que j’ai confessés. Celui qui prétendrait faire du Dogme sans le faire se ferait tout de suite griller. La profession, les critiques en parleraient. L’important, c’est l’honnêteté, l’esprit plus que la forme. »
Le Dogme peut être un pari à tenir ou une véritable conception/obsession de cinéma. Il démontre de toute façon que chacun peut faire son film sans grand moyen et sans non plus un sens aigu de l’art cinématographique. Reste à savoir si avoir des idées peut suffire. Il y a toujours cette distinction que fait Michel Ciment entre cinéma d’idées (desséché, intellectuel) et cinéma d’images (pauvre, publicitaire, sans contenu). Le plus génial des artistes restera celui qui concilie propos et contenu. Dogma95, une certaine idée du cinéma, ne l’interdit pas, quoiqu’on dise.
Benoît Thevenin