Betrand Bonello est né en 1968 et semble chercher à assumer toujours l’héritage de cette année charnière en France, ou le champ politique s’est renversé, et ou les moeurs ont été bouleversées. Quoi qu’il en soit, Bertrand Bonello a depuis son premier film placé la question du sexe au coeur de son travail, et arrive chaque fois à des évocations et des conclusions différentes, parfois même déconcertantes. Son film De la guerre, dans lequel il met en scène à travers Mathieu Amalric son propre avatar, est une oeuvre ambitieuse, autant fascinante que sidérante et, aussi, quelque peu hermétique.
Bonello a investi le terrain de la passion amoureuse insidieusement destructrice (Quelque chose d’organique, 1998), de la politisation du sexe (Le Pornographe, 2001), de l’identité sexuelle (Tiresia, 2003) puis de la jouissance et de la domination sexuelle (De la guerre, 2008). Avec L’Apollonide, il pénètre l’univers clos d’un bordel parisien de la fin du XVIIIe siècle et s’intéresse à la fonction sociale de prostitution.
Le générique suscite d’emblée quelques questions. Pourquoi cette musique soul-rock anachronique de l’époque dans laquelle se situe le récit (Lee Moses, The Moody Blues), accompagne t’elle le film ? L’Apollonide est sous-titrée Souvenirs de la maison-close et sans doute le curseur de la réminiscence doit il être placé à la fin des années 60 plutôt qu’à aujourd’hui. Parce qu’à cette époque de pleins bouleversements moraux, la question du sexe fut libérée alors que maintenant, une marche arrière s’opère, le sexe redevient tabou, ou est plutôt pris entre deux feux, celui de sa libéralisation et de son réenfermement (aujourd’hui, on parle de pénalisation des clients des prostituées). Mai 68 comme héritage logique de la fin du XIXe, ou dans la maison close L’Apollonide, les catins s’enferment dans un système en même temps qu’elles cherchent la voie de leur émancipation.
Bonello effectue alors un portrait de groupe et le sexe n’est alors que secondaire. L’Apollonide n’est pas un film érotisant, même s’il réserve quelques instants de grâce sensuelle. Le film évoque plutôt l’intimité de ce groupes de femmes, leurs appréhensions, leurs fragilités, mais aussi leur intelligence, leur courage, leurs espoirs et la solidarité entre chacune. Dans cette maison close, tout semble possible. Les femmes sont respectées, mais pas à l’abri de la violence de l’extérieur. Même si la fuite du système, qui est quand même le but de toutes a priori, est difficile à accomplir, l’affranchissement et la liberté totale de ces femmes sont quand même atteignables.
L’Apollonide représente une parenthèse et est vécu comme telle. Si certaines prostituées sont là depuis longtemps, leur statut est quand même supposé provisoire. L’Apollonide est une parenthèse car il est un endroit clos du reste du monde, qui renferme un univers replié sur lui même qui cherche à se préserver des agressions extérieures. L’action elle-même est contenue dans une parenthèse temporelle, douloureusement refermée à la fin, ce qui achève la démonstration d’un âge d’or de la prostitution, définitivement révolu en conclusion. La dernière image du film est à ce titre totalement contre-productive, on s’en passerait bien, le message avait été transmis avant.
Bertrand Bonello réalise un film qui fait aussi beaucoup penser aux Fleurs de Shanghaï de Hou Hsiao Hsien (1998). Les deux films peuvent être comparés, ne serait-ce parce qu’ils pénètrent l’univers des maisons-closes, mais aussi parce que l’action des deux films se déroule à la fin du XIXe.
Les films se mesurent d’abord l’un contre l’autre à leurs différences culturelles, car évidemment la Chine n’est pas la France. Les deux cinéastes évoquent chacun la question relationnelle avec les clients, les aspirations amoureuses de certaines prostituées, mais la qualité des interactions est différente car les codes sociaux et les rapports de pouvoir sont autres.
Le film de HHH est plus passionnel et chaleureux, ne serait-ce du fait des choix esthétiques du cinéaste taïwanais et les couleurs chaudes qu’il met en valeur. L’Apollonide est en revanche un film qui est beaucoup plus sous tension. Un enthousiasme règne mais il y a comme une menace qui plane tout du long, concrète dans le cas de Madeleine (Alice Barnole, belle révélation), défigurée par un pervers psychopathe, et invisible car le sort de l’Apollonide se joue en coulisse. On ne s’étonne alors pas d’une esthétique beaucoup plus froide – ou tempérée – chez Bonello que chez Hou Hsiao Hsien. Le cinéaste taïwanais livre un film sensuel, luxueux et maniéré, quand Bonello offre lui un film certes pas dénué de sensualité, mais brut, voir brutal.
L’Apollonide contient également la scène la plus étonnante – la scène du plus mauvais goût diront certains – de la sélection 2011 du Festival de Cannes : des larmes de sperme qui coulent sur le visage d’une des filles. La scène a suscité quelques sarcasmes et en suscitera sans doute d’autre encore, de la même manière que la scène du poisson-chat dans Oncle Boonme (Palme d’Or 2010) avait provoqué de nombreux commentaires l’année dernière.
De toutes les manières, le plus ridicule serait de réduire le film à cette seule image. L’Apollonide offre bien assez de prises pour intéresser, voir même fasciner, ses spectateurs. Le film met en plus à l’honneur une belle brochette de jeunes comédiennes (de Hafsia Herzi à Alice Barnole en passant par Adèle Haenel, Céline Salette et Jasmine Trinca). Ce sont d’abord elles qui apportent de la fraîcheur au film et qui participent ainsi à sa réussite, car s’en est véritablement une.
Benoît Thevenin