Alors que nous vivons une époque particulièrement troublée, les visions d’apocalypse au cinéma se multiplient, de Lars Von Trier à Béla Tarr et à chaque fois dans des registres très différents, quoiqu’ils puissent finir par se rejoindre. Certes Le Cheval de Turin de Béla Tarr est le plus métaphysique des trois, mais ce vent qui souffle continuellement et qui est annonciateur de grands désastres, il n’est finalement pas si éloigné des tornades qui menacent l’équilibre mental de Curtis (le héros de Take Shelter joué par Michael Shannon) et encore plus l’équilibre de sa famille. C’est un autre des points communs aux trois films : outre l’humanité impuissante face à la volonté de Dame Nature, le désastre est circonscrit à chaque fois dans l’intimité d’un cercle familial quelque peu isolé. Arrêtons là les comparaisons, car il est quand même évident que Le Cheval de Turin, Melancholia et Take Shelter ne se ressemblent guère qu’en considération de motifs généraux. Ils démontrent néanmoins, tous ensemble, qu’une inquiétude plane dans l’air, que l’on comprend parce que l’avenir de nos sociétés, aujourd’hui, est dès plus incertain.
Les Etats-Unis perdent peu à peu leur statut de puissance dominatrice du monde. Les politiques semblent impuissants, sinon dépassés ou incompétents. Les USA ont esquinté une grande part de leur prestige et la crise marque lourdement la somme des échecs les plus récents. L’Etat n’assume plus très bien son rôle, la situation politique actuelle est figée dans un bras de fer qui ne trouvera son épilogue provisoire qu’avec la prochaine élection présidentielle en 2012. La population, elle, souffre de martyrs successifs : le terrorisme, les catastrophes climatiques, la crise financière qui aboutit à une catastrophe sociale. Les temps sont durs et le dernier refuge – ce que va confirmer le film – reste la sacro-sainte famille, socle fondamentale du vivre-ensemble américain.
Il est sans doute exagéré de projeter toutes ces idées dans le film de Jeff Nichols. On ne peut s’empêcher néanmoins de rapprocher les visions d’apocalypses de Curtis, le ciel qui s’assombrit, la foudre qui fend l’horizon, les tornades qui déferlent, aux images bien réelles de l’Ouragan Katrina qui a tant meurtrit la Nouvelle-Orléans. La situation de toutes les façons grave n’a été que plus durement et impitoyablement ressentie dès lors que le pouvoir politique, l’administration Bush Jr à l’époque, a tardé à prendre la mesure de ce qu’il se passait et a révélé en même temps à la face du monde son incapacité à assumer son rôle. Depuis, plus encore à cause des conséquences de Katrina, certaines régions des USA vivent sous la menace cyclique de la saison des cyclones.
Déjà dans Shotgun stories son précédent film, le climat jouait un rôle important sur l’équilibre mental des personnages. La chaleur accablante, que le cinéaste parvenait à faire vraiment ressentir, tapait sur la tête des personnages, décuplant leur rage et leur violence. Dans Take Shelter, les tornades sont le signe du dérèglement mental de Curtis, un homme simple à priori bon père de famille, mari aimant, collègue de travail apprécié, qui de façon insidieuse et incompréhensible aux yeux de ses proches s’enfonce dans une paranoïa inquiétante. Curtis se renferme sur lui-même, rentre dans une logique obsessionnelle qu’il ne partage avec personne. Il refuse tout dialogue.
On en vient là au véritable thème traité par Jeff Nichols dans ce film : la communication (qui était déjà au coeur de Shotgun Stories). Ce n’est pas un hasard si l’enfant du couple Curtis-Samantha (Jessica Chastain) est sourde et muette. Dans cette famille plus qu’une autre, parce que la petite fille accuse ce handicap, la communication est fondamentale à l’équilibre de la famille. Le dialogue, c’est aussi ce qu’implore Samantha auprès de Curtis, cela parce qu’elle souhaite affronter le problème qui se pose soudain, cette peur-panique de Curtis qui risque de faire tout imploser à force d’agir sans référer à personne, surtout pas auprès de celle qui a mit au monde son enfant.
Sans en traiter directement, Jeff Nichols aboutit à une réponse simple et évidente. La communication est l’outil principal qu’ont les hommes pour apaiser leurs peurs, leurs colères etc. Ou se joue la crise économique sinon dans des discussions au sommet ? Ou se décide le sort du monde en général ? Take Shelter est un film qui a un intérêt bien au-delà du contexte dans lequel il a été réalisé mais qui prend pleinement son sens à la lumière de ce contexte. Il est un symptôme de ce monde actuel, victime de tant de paralysies qui sont vectrices de tant de craintes pour l’avenir, de tant de tensions.
Le film est lui particulièrement intense, bien soutenu en cela par la performance de Michael Shannon, abonné à ce genre de rôle et qui avait déjà joué un fou-paranoïaque dans Bug de William Friedkin (2006). Le personnage de Curtis se rapproche néanmoins de celui qu’il incarnait déjà pour Jeff Nichols dans Shotgun stories, par sa façon de contenir toute émotion. Dans Shotgun stories, cette froideur était le catalyseur de la violence explosive des autres personnages. Là, l’équilibre est maintenu par le personnage de Samantha, dont la douceur protectrice contient la brutalité qui s’empare peu à peu de son mari. Le récit met radicalement à l’épreuve la solidité de ce couple. La fin du film, qui sera interprétée diversement selon chacun, offre en tout cas une réponse à ce sujet, comme à tous les autres : la famille est le dernier refuge quand tout va mal. La réunion et l’entente aident à surmonter tous les problèmes.
Benoît Thevenin
Take Shelter
Sortie française le 4 janvier 2012