Roy Andersson tourne peu. Il a acquis une indépendance artistique en tournant longtemps des publicités pour la télévisions suédoise. Propriétaire de son studio, il prend son temps pour concevoir à sa manière des oeuvres qui sont à l’écart de toutes les normes cinématographiques. Rencontre avec un cinéaste atypique et fascinant.
Laterna Magica : « Un monde de gloire » et « Chansons du deuxième étage » ont été tourné sans scénario ni découpage. Avez vous adopté cette façon de faire avec « Nous, les vivants » ?
En effet, pour tous mes films je procède de la même manière. J’ai une trame mais le scénario s’écrit au fur et à mesure du tournage. Pour Nous les vivants, j’ai donc encore travaillé comme cela.
Dans vos films, il y a souvent des séquences chantées. Encore plus dans « Nous, les vivants ». La comédie musicale vous intéresse t’elle ?
Le fait est que je n’aime pas trop les comédies musicales ! (rires) Pour Nous les vivants, j’étais d’humeur plus joyeuse et peut-être moins respectueuse pour le cinéma. Je veux dire que j’ai voulu montrer toutes les possibilités qu’offre le cinéma. Il y a le slapstick au début du film, les séquences chantées, mais aussi des parties plus graves. C’est un peu une manière pour moi de dire aux autres cinéastes « regardez ce que l’on peut faire ! »
Comme dans « Chansons du 2e étage », les instruments de musique tiennent une place importante dans « Nous, les vivants »…
Je trouve qu’il y a un côté humaniste, très touchant, très infantile même dans le fait que l’Être humain a inventé ces énormes instruments comme le grand tuba, ces énormes tambours etc. C’est très touchant et ils trouvent une place naturelle dans mes films. Ils sont vecteurs d’émotions.
Justement, « Nous, les vivants » est parsemé de séquence oniriques. Les personnages eux-mêmes évoluent dans une sorte de songe ? Le film est-il un film de rêveur ? Et même au-delà, un film de grand enfant ?
On ne veut pas l’admettre, mais nous sommes tous de grands enfants. Je suis donc tout à fait d’accord. (rires).
Vos films décrivent des situations désenchantées, signe d’une certaine déliquescence de la société arrivée à un stade ultime. Malgré cette ambiance de fin du monde, on sort du film remplit d’espoir. Comment réussissez-vous à combiner ces deux sentiments très différents et en même temps très forts ?
On préfère toujours voir les gens heureux, c’est certain. Mais on y perdrais tout de suite, dans un film comme celui-ci, en profondeur. Il ne faut pas cacher ce qui empêche les gens d’être joyeux, expansif et réfléchir sur le pourquoi nous ne sommes pas ce que nous aimerions être.
A certains moments, les personnages du film se tournent et s’adressent directement à la caméra. Ce procédé à t’il un sens particulier pour vous ?
J’ai fait cela une première fois dans mon court-métrage Un monde de gloire. Je trouve ce procédé très intéressant. C’est l’idée que la caméra observe les personnages mais que ceux-ci se sentent finalement observés. A partir de ce moment là, ils se retrouvent un peu obligé de se tourner vers la chose qui les observe pour s’expliquer : « pourquoi est-ce que je vit ça ? », « Pourquoi je suis dans cette situation ». Par la suite, c’est devenu une sorte de dialogue entre les personnages et la caméra. Dans « Nous, les vivants », il y a plusieurs scènes dans ce style. C’est surprenant au début mais à mesure que le film avance, les spectateurs s’habituent à ce contact direct. Je pense que c’est une astuce assez rare au cinéma.
Vos tournez exclusivement en plan-séquence, avec un style très singulier. Comment le définiriez-vous ?
Il est difficile de définir soi-même son style. Mais je dois bien avouer que je me sens assez seul dans ma manière de faire du cinéma. Autant je suis fier de cette singularité, autant je me sens également perdu. Cependant, je suis très influencé par la peinture. En peinture, en littérature aussi, il y a toujours des œuvres vers lesquelles on peut se retourner. Dans l’histoire du cinéma, je pense qu’il y a peu d’œuvre pour lesquelles on peut dire ça. J’ai une ambition de faire un cinéma vers lequel, justement, on pourra se retourner.
Et vous, vers quelles œuvres vous retournez-vous ?
Il y a Buñuel ou encore Le Voleur de bicyclette de De Sica. La vague des films noirs en France. J’ai également beaucoup d’admiration pour Kubrick et en particulier Barry Lyndon. Laurel et Hardy sont aussi une grande source d’inspiration. Ils l’ont notamment été pour Beckett qui est lui-même une vraie source d’inspiration pour moi. Je suis aussi très influencé par Fellini, Amarcord notamment.
En regardant vos films, on pense très facilement à Jacques Tati également…
Oui ! Tati ! J’ai une affection particulière pour Playtime. Ce qui m’intéresse particulièrement chez Laurel et Hardy, mais aussi chez Chaplin ou Buster Keaton, c’est que se sont souvent des personnages qui essayent de s’élever socialement mais qui échouent. Je me sens très fortement attaché à ces personnages là, à ces histoires.
Pendant longtemps, vous n’avez plus tourné pour le cinéma, mais surtout pour la publicité. En quoi ce parcours à t’il marqué votre trajectoire et votre sensibilité de cinéaste ?
J’ai toujours réalisé ces pubs avec la même rigueur et la même ambition artistique que pour le cinéma. Il n’y a pas de différence dans ma façon de faire. Grâce aux pubs, j’ai pu monter mon studio et avoir une certaine liberté de cinéaste. C’est aussi dans mon travail sur les pubs que j’ai trouvé mon style, c’est là ou j’ai osé faire le pas vers plus d’abstraction dans mon langage cinématographique.
Il n’y a pas une structure dramatique précise et classique dans vos films. Avez-vous abandonné l’idée d’une narration classique, au sens ou on l’entend habituellement ?
Dans la musique, les compositeurs comme Beethoven, Mozart avaient un structure classique. Ce qui me paraît le plus intéressant, ce sont ceux qui sont venus après et qui ont un peu bouleversé tout cela. Je pense à Mahler, Dvorak, Chostakovitch. Il me semble que c’est la même chose pour le cinéma. Le cinéma classique me paraît fini, un peu vide, en tout cas trop banal et moins intéressant.
Il y a un cinéaste qui en cela vous ressemble beaucoup, Tsai Ming Liang. Son cinéma est là aussi composé par une succession de plans-séquences très travaillés, de véritables tableaux, et avec une narration là encore très peu classique. Est-ce que vous connaissez et vous sentez proche de ce cinéaste ?
Oui je le connais un petit peu. J’ai vu ce film qui s’appelle The Hole. J’ai vraiment beaucoup aimé ce film. Je l’ai vu il y a deux ans et il m’a beaucoup impressionné mais pour le reste de son travail, je le connais très peu.
Vous tournez peu. Est-ce que déjà vous travaillez sur un nouveau projet ?
Je suis tout le temps en train de penser à cela. Mon seul projet pour le moment, c’est de penser (rires). Il faut attendre un peu. D’ici le printemps prochain, je me déciderai…
Interview réalisée par Benoît Thevenin à Paris, le 13 novembre 2007