A perdre la raison de Joachim Lafosse (2012)

Les premières images, des cercueils descendus d’un avion, ne laissent aucun doute quant à l’issue douloureuse du métrage. Même si les noms des personnages ont été changés, A perdre la raison s’inspire d’un drame réel, l’affaire Lhermitte du nom d’une mère coupable de cinq infanticides, qui choqua l’opinion en Belgique en 2007. L’idée du cinéaste n’est pas d’instruire un procès de Geneviève Lhermitte, ni l’exploitation opportuniste du fait divers.

Joachim Lafosse est remonté très en amont du drame, aux origines d’une histoire d’amour sincère entre, dans le film, Murielle (Emilie Dequenne), une jeune femme insouciante et Mounir (Tahar Rahim), un garçon d’origine marocaine, étudiant en médecine.

L’histoire de ce couple est très particulière, de part la configuration familiale hors norme dans laquelle il va évoluer. C’est sans doute ce point en particulier qui à intéressé Joachim Lafosse. Depuis son premier long-métrage, Folie privée en 2004, le cinéaste décrit des cellules familiales complexes et perverses au sein desquels les individus entretiennent des rapports tendus et malsains et qui parfois conduisent au drame (cf. Nue Propriété, 2006)

La mère de Mounir, marocaine sans papier, a conclu un mariage blanc avec le Docteur Pinget (Niels Arestrup). Celui-ci est devenu le père adoptif de Mounir et de son frère. Mounir est même le protégé du docteur, bien davantage que cet autre frère qui souffre de ne pas être considéré à égalité. Mounir rencontre Murielle. Ils s’aiment et décident bientôt de se marier. Le docteur leur propose d’habiter avec lui pour plus de confort, ce qu’ils acceptent.

Il n’y a jamais d’ambiguité quant aux intentions du docteur. Sa générosité à l’égard de Mounir et Murielle n’est dictée que par sa conscience altruiste. L’entente avec Murielle est excellente et il est toujours là pour la soutenir. Pour autant, la relation qu’ils entretiennent tous les trois n’a rien de normale. Le docteur n’entretient aucune relation affective personnelle et comble un vide en offrant à Mounir et Murielle tout ce dont ils ont besoin, cultivant malgré lui un malaise.

Joachim Lafosse construit son récit très progressivement. A chaque étape, Murielle perd un peu plus pied. Elle est fragile psychologiquement et le Docteur Pinget se comporte tel un gourou. Par son action, sa gentillesse constante, sa disponibilité, il exerce une pression indicible. Murielle tombe enceinte une première fois, une seconde fois, une troisième fois… mais ces naissances ne changent rien. Elle qui n’a pas de vie en dehors de sa famille, se sent débordée, dévalorisée. Elle se persuade d’être une mauvaise mère, elle a l’impression de n’avoir aucune emprise. Elle est aspirée par le vide, parce que le Docteur Pinget est omniprésent et qu’il est pour elle impossible de se défaire de lui. Pinget la coupe même de son mari, son seul soutient psychologique au début, mais qui est de plus en plus absent de part les contraintes de son métier. Très simplement, lui aussi est monopolisé par Pinget qui jamais ne se rend compte qu’en voulant toujours faire le bien, il provoque le déclin inexorable de la raison de celle qu’il considère comme sa belle-fille.

Joachim Lafosse observe avec acuité et une froide évidence, la personnalité de son héroïne sombrer doucement. La force du film est là, dans cette construction patiente, subtile et intense. Par petites touches, par des gestes de moins en moins affirmés, par une apathie qui gangrène le quotidien de son héroïne, par les regards toujours plus paumés de Murielle à mesure que la narration progresse, Joachim Lafosse créé les conditions d’un malaise de plus en plus intenable.

Le drame n’est que la conséquence logique d’une chute devenue inéluctable. Lafosse ne cherche pas à heurter ou bien énoncer des leçons de morales. Avec énormément d’intelligence et de sensibilité, et sans manipulation, il décrit des rapports psychologiques retords et montre à quel point l’emprise d’une personnalité sur une autre autre est vectrice des pires dérapages.

Il était déjà très difficile de rester indifférent face à Nue Propriété et Elève Libre (2008), deux films qui nous laissaient chacun à leur manière à des sentiments ambivalants et dérangeant. Avec A perdre la raison, la maîtrise du cinéaste est encore plus éloquente et le choc émotionnel est décuplé. Ce film  en particulier, et tous son cinéma en général, nous place dans une position inconfortable car il nous questionne, nous renvoie à nous même, à nos limites et à nos failles. A perdre la raison est bouleversant parce que malgré le carcatère résolument exceptionnel de cette histoire, Lafosse en rend compte dans sa dimension la plus tragiquement banale, sans chercher de causes sociales ni établir aucun déterminisme. On se relève difficilement d’un tel film.

Benoît Thevenin

A perdre la raison ****1/2

Sortie française le 5 septembre 2012

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