Il y a un artiste qui sommeille chez chaque enfant. Le problème c’est qu’ils l’abandonnent en grandissant. Dario Argento a grandi avec des artistes – son père était producteur de cinéma – il a grandi avec les images et très tôt admiré Edgar Poe – ce qui explique sans doute le mauvais traitement réservé aux chats dans ces films.
Devenu critique de cinéma, Argento a encensé des gens comme Fritz Lang – d’où la présence de Joan Bennett dans Suspiria – ou comme Antonioni – à l’instar de Blow up, beaucoup des films d’Argento commencent avec un personnage témoin d’un meurtre. Argento est ensuite devenu scénariste (Il était une fois dans l’ouest) avant de devenir réalisateur lui-même (L’oiseau au plumage de cristal).
Argento est à la fois un classique et un moderne qui a réussi à faire la passerelle entre les deux. Il est un cinéaste moderne car il a réussi à faire de grandes expérimentations tout à fait étonnantes mais il a aussi abordé des sujets forts, des sujets lourds, douloureux, sur la mort, sur les comportements face aux mystères, sur les grands débats qu’il peut y avoir entre la raison et l’instinct. Mais si Argento est un grand cinéaste moderne, c’est aussi parce qu’à la différence d’autres qui ont été trop respectueux des codes des genres auxquels ils se sont attaqués, il a toujours su ouvrir en permanence les genres qu’il a servit, que ce soit le Giallo, le policier ou le film fantastique… Rencontre avec le maestro.
Quel accueil à reçu « Suspiria » à sa sortie ?
Le film est sorti partout en Italie. Les gens le trouvaient horrible. En Italie, il y a une centaine de journaux et parmi tous ces journaux, un seul avait aimé le film. J’étais très triste parce que j’aimais ce film et qu’il m’était très important. Mais six mois après, j’ai été invité à Paris pour un festival au Grand Rex. Et là, ça a été une surprise incroyable. C’était un triomphe. Ca a tout changé dans ma vie. Le film est sorti ensuite en Angleterre, aux USA, au Japon… mais c’est mon destin : je suis né en Italie mais je ne suis pas italien (rires). Je dois tout à Paris. J’y ai aussi été étudiant. J’avais 16 ans et je découvrais les films anciens à la Cinémathèque. C’était la plus belle période de ma vie
Comment avez-vous réussi à obtenir ces couleurs si incroyables dans « Suspiria » ?
C’était un procédé vraiment compliqué. Mais je vais tout vous raconter depuis le début… Pour moi, ce film était comme un conte de fées, comme « Blanche-Neige », et je voulais des couleurs et des cadrages comme chez Walt Disney. C’était difficile parce que le matériel avait changé. Nous avons utilisé une vielle pellicule, très épaisse et avec laquelle on avait la possibilité d’avoir une grande profondeur de champs, et ça donne aussi des couleurs très belles. Aujourd’hui, la pellicule est très fine et ça donne des couleurs standards, bien, mais standard.…
Nous avons sorti des couleurs très vives comme le rouge, le bleu, l’or grâce à cette pellicule et à une caméra qui est aujourd’hui en Chine. Les Américains se sont débarrassés de ces vieilles machines et les ont donnés aux Chinois. Et aujourd’hui, c’est avec ce matériel que Zhang Yimou a pu faire un film comme La Cité interdite avec toutes ces couleurs magnifiques. Les chinois ont fait pleins de films comme ça.
Comment avez-vous trouvé Jessica Harper ?
Les gens ont pensé que je l’avais choisi parce qu’elle avait joué dans le film de Brian De Palma, Phantom of the Paradise, mais je ne l’ai pas choisi pour cette raison. Je l’avais vu dans une pièce de théâtre à Broadway. Je l’ai trouvé magnifique avec une voix merveilleuse et surtout un visage très étrange. On aurait dit une héroïne de Manga avec ces énormes yeux et cet air ingénu. Elle était magnifique. Après Suspiria elle a fait un téléfilm et Stardust Memories avec Woody Allen, puis elle s’est arrêtée, très jeune. Je ne sais pas pourquoi…
Vous dirigez aussi dans ce film Joan Bennett une comédienne mythique dans l’histoire du cinéma. « Suspiria » a d’ailleurs été son dernier film…
Je l’ai rencontré à New York en même temps que Jessica. Elle était riche comme il est impossible de l’imaginer. Elle avait épousé un grand producteur et elle avait une maison énorme à New York, des tableaux, des Picasso par exemple. Et elle buvait beaucoup aussi (rires). Quand elle est arrivée à Rome, elle avait des problèmes de poids. On a serré ses costumes autant que possible pour que ça ne se voit pas.
Joan Bennett avait tourné avec Fritz Lang. Moi j’étais un grand admirateur de Fritz Lang et je lui demandais de me raconter des anecdotes sur lui. Elle, elle me répondait d’attendre la fin du tournage. Et en fait, elle est partie et elle ne m’a jamais rien dit (rires). C’était une femme magnifique.
Il y a dans le film une grande actrice que moi j’aile beaucoup, Alida Valli. Elle a joué avec Hitchcock. Et j’étais autant admirateur d’Hitchcock que Fritz Lang. Mais elle aussi, elle est partie et elle ne m’a rien dit (rires).
« Suspiria » est le premier film d’une trilogie que vous annonciez déjà il y a trente ans. « Inferno » est arrivé ensuite. Pouvez-vous nous parler de ce troisième film qui va bientôt conclure ce triptyque des « Trois mères » ?
Il s’agit de La Terza Madre, qui sortira au printemps, et j’aurai fini… finalement ! Je me sens un peu triste de terminer cette trilogie. C’est comme si j’étais abandonné par ma fiancée.
Interview réalisée par Benoît Thevenin à Paris, le 12 novembre 2007