La Nuit d’en face est donc le dernier film de Raoul Ruiz. C’est même un film posthume puisqu’il est décédé avant d’avoir pu le terminer totalement. Le montage ayant été achevé par sa femme et plus proche collaboratrice, Valeria Sarmiento. Il avait commencé à travailler sur un autre film d’ailleurs, Les Lignes de Wellington, sans pouvoir le tourner (ce qui sera qui sera également fait par sa femme). Il y aura peut-être des débats parmi les cinéphiles pour déterminer lequel de ces deux films représentera son ultime geste de cinéaste.
Nous l’avions quitté il y a deux ans avec les somptueux Mystères de Lisbonne, grande fresque romantique et ludique qui célébrait le bonheur du récit et de ses infinies possibilités. Il nous revient maintenant avec cette Nuit d’en Face, présenté à la Quinzaine des Réalisateurs. Raoul Ruiz est un réalisateur impressionnant par son œuvre prolifique (plus d’une centaine de films – courts, longs, téléfilms en 40 ans de carrière) mais également par son incroyable éclectisme. En effet il a réalisé toutes sortes de films, que ce soit un cinéma d’auteur exigeant et souvent proche de l’expérimental, une série d’aventures pour la télévision, du documentaire, des comédies, des adaptations littéraires (dont bien sûr la plus connue est Le Temps retrouvé), jusqu’à aller réaliser un thriller de série B à Hollywood ! C’était un réalisateur constamment à la recherche de nouveauté, de nouvelles formes et de nouvelles expériences qui n’a jamais cessé de se remettre en question pour avancer. Chaque nouveau film de Raoul Ruiz contient cette petite excitation de connaître dans quelle direction cette fois-ci il a bien pu aller. Et souvent cette direction n’est pas claire, pas marquée d’une pierre blanche mais au contraire elle emprunte détours et raccourcis pour mieux nous perdre.
C’est exactement le cas avec La Nuit d’en Face. Raoul Ruiz nous parle d’un homme qui s’ennuie et dont le départ à la retraite va arriver, et en parallèle nous raconte son enfance à travers des flash-backs. Mais ce qui apparaît ici somme toute comme une proposition de scénario « classique » se retrouve totalement déconstruit dans l’univers poético-ludique du cinéaste qui nous perd dans des réalités alternatives et des digressions formelles et littéraires permanentes. Le film se distingue déjà par sa très grande artificialité où dès les premières images tout sonne gentiment faux, rien n’est vrai. Le film d’ailleurs semble être une pure construction onirique, l’un des objets que le personnage garde en permanence dans sa poche est un gros réveil qui ne cesse de sonner pour lui rappeler de prendre des cachets. Les personnages s’expriment le plus souvent dans des dialogues très abscons dans des échanges théâtraux et totalement faux. Jean Giono, l’écrivain français, est venu se cacher au Chili et donne des cours de français non-sensiques à ses élèves chiliens, pendant que Beethoven devient l’ami du personnage principal alors qu’il était enfant. Cette accumulation de fantaisies, de déraillages nous donne souvent l’impression de courir derrière le film pour essayer de le rattraper sans jamais vraiment y parvenir.
Mais le maître mot de tout ça est pourtant assez simple : le jeu. Le film est un grand jeu, pour Ruiz, pour ses personnages et donc pour le spectateur. Un jeu dont la consigne est des plus simples bien que totalement obscure : Rhododendron. C’est en effet ce mot qui obsède le personnage principal, dont il a va essayer d’en percer les secrets pendant tout le film et qui semble être le mot magique susceptible d’ouvrir la boîte de Pandore. Et dans cette boîte la mort rôde toute alentour dans un jeu entre le monde de la vie et l’au-delà. Il y a là une forme de contradiction interne terrible dans le film qui propose une matière de jeu très foisonnante mais dont le spectateur ne sait absolument pas quoi faire. On est très souvent en retard du film, très éloigné de lui et surtout peu à peu gangréné par l’ennui.
Visuellement le film offre des choses très intéressantes comme des surimpressions numériques très belles et la mise-en-scène de Ruiz fait toujours des merveilles dans son jeu de travelling aller/retour qu’il avait déjà utilisé dans Les Mystères de Lisbonne. Mais bien souvent le résultat visuel de ces expérimentations toutes azimuts est assez laid et grotesque.
Le film qui est d’une certaine manière un parfait testament, puisque hanté par la mort, par le passage d’un état à l’autre (enfant/adulte, mort/vivant), et aussi parce que le film est très léger et, au final, une comédie fantaisiste. Malheureusement elle ne nous a pas séduite. La mort, ou plutôt ce sentiment mortifère, gangrène peu à peu l’espace entre le film et le spectateur nous laissant face à une œuvre dont la fantaisie grotesque, l’absurde littéraire et la poésie ludique sentent la naphtaline et l’hospice. On aurait tellement aimer, tomber une fois de plus, une dernière fois, sous le charme du cinéma de Raoul Ruiz, mais il faut reconnaître que ce film y a échoué.
Grégory Audermatte
La Nuit d’en face
Sortie française le 11 juillet 2012