L’histoire de Joyce McKinney commence comme un conte de fée. Elle est reine de beauté, se cherche un gentil mari et son coup de foudre ira tout droit vers le beau Kirk.
Kirk est issue d’une famille de Mormons mais elle n’a aucune idée de ce que cela signifie. La mère du garçon voit d’un très mauvais oeil l’intrusion de cette jeune femme au sein de la famille. Alors que les deux tourtereaux filent le plus parfait amour, Kirk disparait soudain, sans laisser de trace. C’est le point de départ d’une aventure rocambolesque entre la campagne anglaise et le milieu de la prostitution à Los Angeles, que l’on pourrait titrer L’Amour aux trousses tant, par certains aspects, elle convoque quelques souvenirs Hitchockiens.
Pourtant cette histoire est bien réelle. Elle défraya la chronique pendant sept ans à partir de 1977, et trouva un prolongement farfelu au milieux des années 2000 en Corée. Les tabloïds anglais firent leur choux gras de cette affaire exceptionnelle, romanesque à souhait, et qui contient en effet tous les ingrédients d’un gigantesque feuilleton populaire.
Errol Morris est l’un des documentariste les plus célèbres et les plus intéressants dans le monde à l’heure actuelle. Son travail s’inscrit à la marge du système hollywoodien, mais il a quand même réussi à remporter un Oscar pour Fog of war (2003), dans lequel il donnait la parole à l’ancien Secrétaire d’Etat à la défense US, témoin privilégié de la Guerre du Vietnam, Robert S. McNamara.
La méthode d’Errol Morris est assez simple en apparence. Le documentariste interroge longuement des personnages qu’il estime exceptionnels et s’efface derrière leur parole, les laissant construire longuement leur récit. Les sujets de Morris, tout différents qu’ils soient les uns des autres, partagent tous cette caractéristique, ils aiment parler. C’est le cas de McNamara, comme c’est le cas de Fred Leuchter Jr (Mr. Death, 1999), ou bien celui de Joyce McKinney.
Le film est construit autour du long monologue de la protagoniste principale de cette histoire, aujourd’hui âgée d’une soixantaine d’années. Joyce McKinney a été accusée d’avoir organisé l’enlèvement de Kirk Anderson, son amant. Elle confirme volontiers les faits, mais se défend de toutes contraintes. Le simple récit du kidnapping, qui ne constitue que la toute première partie d’une histoire qui comportera de nombreux rebondissements, est déjà hallucinant. Joyce, a d’abord engagé un détective privé à LA. Lorsque celui-ci a remonté la trace de Kirk jusqu’en Angleterre, elle a engagé un garde du corps ainsi qu’un pilote d’avion et s’est envolée, en compagnie du détective également, vers le Royaume de Sa Majesté, encombrée en plus dans ses valises par tout un matériel digne des James Bond de l’époque. En Angleterre, Joyce va d’Eglise Mormon en Eglise Mormon et finit par se trouver face à son cher Kirk. Elle déjoue l’attention des camarades de ce dernier, et le fait embarquer dans sa voiture, laquelle file à tout allure pour se perdre dans la campagne du Devon. Joyce va entreprendre la reprogrammation de son chéri, et notamment l’initier sexuellement. A t’il été kidnappé de force et violer ? C’est que la justice tranchera quelques temps plus tard.
La Joyce actuelle ne manque pas d’énergie et d’enthousiasme pour conter ses incroyables aventures. Elle révèle un talent certain pour la dramatisation. Face à Errol Morris et sa caméra, elle se donne littéralement en spectacle. Morris reconstitue tout le fil de cette histoire, non sans convoquer d’autres intervenants qui ont tendance à tourner en dérision les propos de Joyce. Aussi, le documentariste dispose de très peu d’images d’archives directement liées à l’affaire, mais illustre le récit par tout un flow d’images issues de la culture populaires hollywoodiennes : publicités, extraits de films etc. Par ce procédé, Errol Morris crée une certaine distance avec les paroles de Joyce. Il ne les met pas en doute mais il les fragile par la dérision.
En principe, Errol Morris nous raconte un fait divers. C’est ce que l’on croit d’abord sauf que Tabloïd dérive lentement pour devenir ni plus ni moins qu’un portrait de l’icônoclaste, sinon excentrique, Joyce McKinney. Errol Morris réussit là ce qu’il avait déjà obtenu de a plupart des sujets de ces autres films. Il réussit à sonder de manière imprévisible leur personnalité complexe et mystérieuse. Dans le cas de Joyce, ce qu’il révèle chez elle, c’est un profond narcissisme. Elle ne cesse de dire qu’elle était la plus belle, qu’elle l’est encore, que les hommes ne pouvaient pas lui résister, qu’elle est intelligente et que ca en a troublé plus d’un etc. En même temps, cette Joyce ne finit par susciter chez le spectateur que de la compassion. Son histoire est folle, mais Joyce elle-même navigue entre ridicule et pathétique.
Avec Tabloïd, Errol Morris s’attaque à un fait divers proprement exceptionnel, bigger than life, et dont on s’étonne que la fiction ne s’en soit jamais emparé. Le cinéaste avait déjà beaucoup fait parler de lui avec The Thin blue line en 1988, un documentaire réputé comme étant le premier film à avoir permis d’innocenter un homme dans le couloir de la mort. Le dénommé Randall Adams, en remerciements du concours inattendu de Morris, ni plus ni moins que son sauveur, lui fit cadeau d’un procès en justice dans le but de récupérer de l’argent, ses droits d’images en quelques sortes. Joyce McKinney, elle aussi aura décidé de poursuivre Errol Morris en justice, mais il y a là moins d’ironie dans son attitude. Elle a une bonne raison dans le sens où le film fait véritablement d’elle un personnage de paumée, de starlette inénarrable et risible.
L’épilogue de son parcours, sans lien avec l’affaire de l’enlèvement de Kirk, nous conduit en Corée dans le cabinet du docteur Hwang. Ce médecin très controversé lui a cloné le pitbull qui a été pendant de nombreuses années son fidèle compagnon, jusqu’à lui sauver la vie. Il fait voir Joyce raconter comment son pittbull a écarté le molosse qui s’était jeté sur elle avant d’appeler le fameux 911 en appuyant avec ses pattes sur les grosses touches du téléphone… De A à Z, l’histoire de Joyce McKinney est improbable, surréaliste, complètement dingue. Sans doute Joyce exagère certains faits, romance à sa convenance et s’amuse de faire la belle, de renouer avec son passé de fausse starlette qui réussissait à voler la vedette sur les tapis rouges à une star comme Joan Collins. Et pourtant, aussi incroyable que cela puisse paraître, cette histoire avec tous ses rebondissements, dans les grandes lignes au moins, elle est vraie. Quant à Joyce, elle finit par concéder d’elle même une comparaison avec le mythe de Narcisse. Errol Morris, au bout d’un impressionnant travail de reconstruction de tous ces faits, est parvenu à montrer Joyce sous jour véritable. Le résultat global est autant formidable que spectaculaire.
Benoît Thevenin