Il y a des sujets dans l’air du temps sans qu’on ne sache vraiment pourquoi. Celui de la fin du monde est présent au cinéma depuis la sortie de 2012, le blockbuster de Roland Emmerich qui remettait au goût du jour la prophétie Maya du 21 décembre. Mais depuis, plusieurs cinéastes s’y sont intéressés de manière radicalement différente. Que ce soit, entre autre, Lars Von Trier avec Melancholia, Béla Tarr avec Le Cheval de Turin, Jeff Nichols avec Take Shelter ou encore Jusqu’à ce que la fin du monde nous sépare avec Steve Carrel et Keira Knightley, chacun a abordé le sujet d’une manière singulière et bien loin des images spectaculaires d’Emmerich. Aujourd’hui c’est Abel Ferrara qui nous propose sa version dans 4h44 Dernier Jour sur Terre. Son approche est minimaliste. Nous accompagnons un couple dans son grand loft new-yorkais dans l’attente de l’apocalypse. Lui, Cisco (interprété par l’immense Willem Dafoe), est nerveux, désœuvré. Il n’accepte pas si facilement cette fin prématurée et définitive. Elle, Skye (Shanyn Leigh, déjà aperçue dans Go Go Tales), est plus calme. Artiste, elle continue de peindre malgré le dérisoire de son geste. Entre deux étreintes ils attendent que la fin du monde vienne et termine tout.
Le rapport à la peinture est particulièrement symptomatique de l’œuvre du cinéaste. Alors qu’en 1979, dans Driller Killer la pulsion créatrice poussait au meurtre et à la folie, ici au contraire elle est synonyme de paix intérieure, de sagesse et d’espoir même. C’est bien toute la trajectoire du cinéma de Ferrara, loin de la rage de ses débuts et du chaos des personnages autant que celui dans les rues de New York. 4h44 surprend par sa force tranquille, par son calme avant la tempête. Alors tout n’est pas apaisé, le monde s’écroule et il est bien facile de s’écrouler avec lui mais il y a dans ce film une sagesse, un calme (quand même éprouvé) qui est franchement émouvant de la part de ce cinéaste que l’on connait surtout fiévreux.
Prenant le parti d’un huis clos quasi intégral et dans un décor unique, Abel Ferrara se permet pourtant de construire une mise en scene sophistiquée à base de micro-mouvements de caméra et d’un montage complexe qui ne limitent pas le film à son espace confiné et sans espoir, comme son sujet peut laisser présager. Le cinéaste offre d’ailleurs au personnage de Willem Dafoe une dernière errance dans les rues interlopes new-yorkaise où le vieux démon de la drogue refait surface. Qu’importe de se droguer quand la fin du monde est si proche ? Le film, comme un programme cathartique, traite pourtant de rédemption et de salut. Le sous-texte religieux, plus présent que jamais (vers la fin, Ferrara ne résiste pas à nous faire pénétrer une église et de se rassurer auprès de la vierge qu’il n’a cessé de questionner tout au long de sa carrière), mais ici le salut est d’une simplicité limpide et émouvante. Il ne peut venir que de l’amour, l’amour pur de deux corps enlacés jusqu’au bout, jusqu’à l’extinction des feux. Que tout disparaisse, que tout se consume, tant que les deux corps s’étreignent avec toute la force qu’il leur reste. Tout n’est pas perdu, au contraire même.
Par ailleurs, il y a aussi l’idée d’un monde contaminé par l’image/les images. Dans le loft, les télévisions restent allumées en permanence pendant que l’on discute sur skype tout en regardant une vidéo sur son smartphone et sa tablette. C’est dans cette accumulation de sources diverses et variées que la fin du monde arrive. Ce sont ces voix immatérielles qui annoncent l’apocalypse en même temps qu’elles appellent à une paix de l’âme. Ces voix immatérielles rappellent les vieux démons endormis, la famille brisée trop tôt et l’immense fantôme de la drogue pas tout à fait disparu. Comme dit précédemment, chez Ferrara la religion n’est jamais très loin. Il y a cette force au-dessus des personnages dont ils ont bien du mal à s’extraire. Ce ne sera que lors de la rencontre des deux corps, de l’étreinte véritable, que les voix se tairont enfin.
C’est dans ce film plus autobiographique qu’il n’y paraît au premier abord que nous convie un cinéaste plus inspiré que lors du dernier de ses films à être sorti en France, Go Go Tales (2007), comédie inspirée de Cassavetes un peu molle. On est encore loin de son âge d’or des années 90 où il enchaînait les chefs-d’œuvre (notamment King of New York, Bad Lieutenant, son dernier très grand film étant certainement New Rose Hotel). Aujourd’hui son cinéma paraît plus petit et modeste, plus théorique aussi peut-être mais cette dernière œuvre imparfaite nous laisse une image d’un cinéaste qui se bat pour avancer et qui n’est pas prêt d’abdiquer. Et mine de rien c’est déjà beaucoup.
Grégory Audermatte
Merci Monsieur Jean d’Ormesson.