Deux fois prix du jury à Cannes, pour Red Road (2006) ainsi que pour Fish Tank (2009), Andrea Arnold revient en compétition avec ce qui est sa première incursion sur le sol états-unien. Réalisatrice également d’une très belle adaptation des Hauts de Hurlevents d’Emily Brontë en 2011, la cinéaste britannique renoue avec les thèmes de ses deux premiers longs-métrages, ceux d’une certaine marginalité et de la détresse sociale qui affecte une partie de la population, cette fois à travers le portrait de Star (Sasha Lane), jeune fille naïve et influençable, bientôt embarquée dans une iconoclaste traversée des Etats-Unis par une bande de jeunes tous autant paumés qu’elle même.
Le spectateur fait la connaissance de Star dès le premier plan du film, occupée à récupérer au fond d’une benne à ordure des aliments jugés périmés. L’adolescente est alors accompagnée par deux enfants encore très jeunes, dont elle n’est ni la maman, ni la grande soeur. On comprend vite qu’elle ne fait que s’occuper de ses enfants, délaissés par leur maman irresponsable. Le tableau social qui est dressé d’emblée est particulièrement chargé, d’autant que Star subit aussi le comportement d’un petit ami alcoolique et violent. La jeune fille n’aura aucun mal à s’arracher à ce petit monde, pour la simple raison que rien ne l’y attache. Elle saisira l’opportunité d’une rencontre étonnante avec le fantasque Jake (Shia LaBeouf) et sa promesse d’un job immédiatement accessible, pour partir vers un horizon incertain avec lui et ses amis.
Le van dans lequel pénètre Star est une sorte d’arche de Noé, ou bien la voiture-balais ramassant les jeunes en errance qu’elle rattrape sur son chemin. Dans le véhicule, les jeunes viennent des quatre coins des Etats-Unis et ont en commun l’expérience d’une certaine exclusion. Vivre sous la coupe de Pagan (Riley Keough), celle qui règne sur eux telle une marraine ou une mère maquerelle, les places tous à un même niveau de considération et de responsabilisation.
La belle et troublante Pagan est a peine plus âgée que ceux qu’elle accepte dans son équipe. Ce qu’elle propose n’a rien d’illégal à priori. Ses règles sont claires, dans la tradition d’un libéralisme agressif et décomplexé. La troupe fait étape dans des motels et se déploie la journée dans les beaux quartiers résidentiels américains avec pour mission pour chacun de faire souscrire à des abonnements à des magazines. Nouvelle arrivante, Star est prise sous son aile par Jake, pour lequel elle éprouve à l’évidence fascination et désir.
Andrea Arnold orchestre ainsi la confrontation entre cette bande de jeunes freaks et une Amérique privilégiée, celle des pavillons de banlieue, des pelouses vertes et entretenues, des familles réunies sous un même toit et dans lesquelles les enfants sont pourris gâtés. A travers ce road trip, la cinéaste offre alors un panorama de la société US actuelle, constate un certain délitement social, une jeunesse irrémédiablement coupée de l’autre, sans porter aucun jugement moral sur quiconque. Les deux sphères peuvent se rencontrer mais il n’y a pas vraiment l’espoir d’une association, ni même d’une passerelle.
Le film est d’abord le portrait de Star, adolescente rebelle et vulnérable, rêveuse et sensible. Son aventure avec la bande de Pagan n’a pour elle rien du parcours initiatique. Certes elle fera l’expérience de l’amour et de la sexualité, va gagner son propre argent et apprendre à manager elle même sa vie, mais la parenthèse dans laquelle elle entre ne lui permettra aucune véritable émancipation.
Ample par sa durée exceptionnelle (2h45), American Honey détonne et fascine en même temps qu’il laisse une impression assez désespérée. Recueillie telle un oiseau blessé, Star va peut-être s’endurcir au gré de son expérience, mais elle ne donnera jamais le gage de pouvoir voler vraiment de ses propres ailes. Le constat est accablant. C’est toute la tragédie d’une population laissée pour compte et que rien ne rattachera jamais à ce monde qui avance et broie tout sur son passage.
Benoît Thevenin