Comme souvent chez Téchiné (J’embrasse pas, Alice et Martin), cela commence par l’arrivée d’un provincial sur Paris.
Ici, Manu (Johan Libéreau) qui débarque, peut-être d’abord, pour vivre son homosexualité sans tabou. Nous sommes en 1984 et la parenthèse enchantée (1) est en train de se refermer.
Ce film est autant nécessaire qu’essentiel et réussi. Il constitue le témoignage (d’où la justesse du titre) qu’il fallait apporter sur cette période confuse et douloureuse qui a vu l’émergence du SIDA. Les Nuits fauves est un film chargé d’émotion, a fleur de peau et, plus que ça encore, générationnel. Là, nous dépassons ce cadre. Les Témoins porte un regard autant lucide qu’apaisé par le temps qui s’est écoulé. Téchiné a le recul dont Cyril Collard ne disposait pas (2).
Les Témoins parle d’un sujet très grave sans pour autant livrer un film plombant, bien au contraire. Il y a la toute la justesse du regard de Téchiné. Son film est peut-être grave, oui, mais passionnant et exaltant car, définitivement, du côté de la vie.
Trois grands chapitres scindent cette histoire. Il y a d’abord cette parenthèse enchantée (2), période insouciante et ou le sexe était un plaisir avant d’être une pratique à risques. Manu multiple les partenaires, souvent rencontrés dans les buissons des parcs parisiens.
Mehdi (Sami Bouajila, Drôle de Félix) et Sarah (Emmanuelle Béart) forment un couple en osmose et à la sexualité épanouie. Ils s’aiment mais n’éprouvent aucun tabou face à une sexualité libérée de tous carcans exclusif. Ils représentent en quelques sorte l’image que l’on se fait de ses couples libertaires de 68. Ainsi, Sarah reconnaît coucher avec son éditeur (Xavier Beauvois, le réalisateur de N’oublie pas que tu vas mourir), pendant que Mehdi se laisse séduire par Manu. Un trio amoureux se dessine même avec Adrien (Michel Blanc), homo vieillissant et jaloux de Mehdi. Et à côté d’eux, Sandra (Constance Dollé) prostituée très libres de ses choix.
La parenthèse se referme dès lors qu’Adrien, chef hospitalier, découvre que des plaques apparaissent sur le corps de Manu. Une chape de plomb s’abat sur le monde. Un fléau inconnu se répand et la société tout entière se retrouve prisonnière d’une crise identitaire profonde. C’est le temps de l’incertitude. Le retour à la réalité est donc d’autant plus brutal que cinglant et inattendu.
Ainsi, le monde se trouve subitement terrassée par la peur. Les images venant de New York dissémine un peu plus les craintes. Les communautés gay, toxicomane ainsi que le milieu de la prostitution, sont ravagées par le fléau, un virus aussi fulgurant qu’inconnu jusqu’alors.
Les personnages du film sont donc les premiers à basculer dans la paranoïa. Les uns et les autres, via leurs partenaires multiples, sont reliées par une chaîne ou soudain, chacun des maillons est menacé.
Dans le dernier chapitre, la résistance s’organise. Adrien, par sa fonction de médecin, milite pour cette cause qui lui paraît d’autant plus juste qu’elle l’atteint de près via Manu. Ce qui est important alors, c’est que le monde sache, soit informé du mieux possible, pour que le port du préservatif devienne un réflexe et une réponse à la guerre déclenchée par le virus HIV.
Les Témoins dresse donc un constat lucide sur une période meurtrie que les sociétés occidentales commencent à oublier. La vigilance recule et le virus, lui, ressurgit sans état d’âme. Ainsi, le film de Téchiné est plus que jamais en résonance avec son temps. Parce qu’il est bouleversant, on espère qu’il aura d’autant plus d’impact. Les discours des scientifiques laissent à augurer d’une issue… un jour. Et ce n’est même pas sûr.
Benoît Thevenin
(1). « La parenthèse enchantée » est cette période révolue décrite par Françoise Giroud comme suspendue entre l’arrivée de la pilule et celle du SIDA.
(2). Cyril Collard, acteur génial révélé par Maurice Pialat dans « A nos amours » est le réalisateur des Nuits Fauves. Largement autobiographique, le film raconte l’histoire d’un jeune réalisateur de pub, bisexuel et séropositif. D’abord choquée, sa maîtresse va l’accompagner le soutenir dans un douloureux élan de vie. Le film sera récompensé au César dans un vibrant hommage. Cyril Collard est mort des suites du virus peu de temps avant la cérémonie. Réalisé en 1992, Les Nuits fauves est devenu le film étendard d’une génération largement meurtrie.
Par ailleurs, Le titre des Nuits fauves éclaire bien le projet de l’auteur, qui s’en est expliqué: « Il suggère l’opposition entre l’obscur, les ombres de la mort et la lumière solaire, éclatante… C’est aussi une référence au fauvisme en peinture, dont on retrouve dans le film les couleurs primaires vives. »