Il aura fallu un an et demi, de multiples reports, pour que le dernier film de Béla Tarr ne sorte enfin en France. Montré à Cannes en 2007, le film a profondément divisé un public pas forcément prêt à découvrir le si exigeant cinéma du cinéaste Hongrois. Les projections cannoises ont permis de mesurer la faible popularité de Béla Tarr et encore plus le profond rejet de l’audience, la salle du Grand Théâtre Lumière se vidant par rangs entiers dès le premier quart d’heure de projection et continuellement jusqu’au bout. Malgré l’exceptionnel spectacle graphique que constitue L’Homme de Londres, le film risque donc d’éprouver la patience même des spectateurs les plus aguerris à ce type de cinéma.
L’Homme de Londres n’est pas le plus grand film de Béla Tarr, mais comment pourrait-il encore repousser plus haut la barre du sublime, après Le Tango de Satan ou Les Harmonies Werckmeister ? L’Homme de Londres est un morceau de bravoure à divers registres mais aussi quelque part la caricature que beaucoup de mauvaises langues habituées à un cinéma plus consensuel se font du cinéma d’auteur pur et dur. L’Homme de Londres est en fait une anomalie, la collusion improbable entre la façon de faire radicale d’un auteur et un genre sacralisé et populaire, le polar.
Le choc est brutal. Béla Tarr s’est toujours distingué par l’extrême rigueur de son style, livrant des plans-séquences éblouissants par leur composition, leur cadrage et leur mouvement. Ces plans-séquences ont toujours été au service d’un discours humaniste profond par lequel Béla Tarr arrive à trouver la lumière au plus profond des ténèbres. Cette ambition est nettement moins palpable dans L’Homme de Londres. Le film évoque une attente, un récit étouffé, celui de Simenon, le père de Maigret, que l’on aurait jamais imaginé pouvoir être adapté par un cinéaste tel Béla Tarr, même si très librement. La rencontre débouche de fait sur quelque chose de complètement asphyxiée et asphyxiant, ou Béla Tarr cherche continuellement et jusqu’à l’extrême à étirer toutes les durées liées à sa mise en scène. L’Homme de Londres est anti-fictionnel. Béla Tarr ne cherche en rien à développer l’intrigue simple et limpide de Simenon. Les plans s’étirent au maximum, Béla Tarr continuant toujours de filmer longtemps même lorsqu’il n’y a semble t’il plus rien à filmer. Eloge de la lenteur et de la lourdeur, L’Homme de Londres laisse imaginer tout le poids de la machinerie cinématographique. On se croirait alors dans un film d’un autre temps, oublié, rejeté et cela en fera sourire beaucoup dès lors que l’on constate que l’un des derniers survivants de cette école est de nationalité hongroise.
L’Homme de Londres est pourtant une oeuvre d’une puissance rare, visuellement indépassable. On met au défi quiconque de trouver un équivalent esthétique à l’extraordinaire plan d’ouverture du film, une caméra qui observe depuis (et tel) un phare l’action criminelle qui se joue sur un bateau à quai. Les jeux de lumières sont sidérants, d’autant plus que, si le cadre ne bouge pas beaucoup, il n’est pas fixe non plus, panotant subtilement de gauche à droite et de droite à gauche sans jamais altérer la beauté stupéfiante et quasi indescriptible des contrastes.
Vous ne verrez pas de films plus exigeant que cet Homme de Londres avant longtemps. Le film se ressent comme une expérience et marquera au fer rouge ceux qui, sensibles à ce cinéma, s’y essayeront. Béla Tarr est un cinéaste majeur, essentiel, et qui a quand même reçu son ovation cannoise, à l’initiative de Gus van Sant – un de ses plus grand fans reconnus – après que le film fût conspué par ses détracteurs.Ce n’est que justice si Cannes à réussi à rendre quand même hommage à Béla Tarr, un des plus grands cinéastes aujourd’hui.
B.T
L’Homme de Londres
Sortie française le 24 septembre 2008