Taxi Driver, La dernière tentation de Travis Bickle (par André Caron)

Festival de Cannes 1976 – Palme d’or

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par Andre Caron , le 8 mai 1997

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Martin Scorsese est sans doute le plus acclamé de tous les réalisateurs américains actuels, tant par ses pairs que par l’ensemble de la critique. Dans un sondage réalisé aux États-Unis en 1990, Raging Bull était élu meilleur film américain des années 80. Il n’en fut pas toujours ainsi, loin de là. Dans les années 70, ses films dérangeaient plus qu’ils ne ralliaient. On reprochait à Scorsese son goût pour la violence extrême, son attirance troublante pour des personnages antipathiques et impardonnables, ainsi que pour sa fascination morbide pour la déchéance en tant que ressort dramatique. Taxi Driver est devenu la figure de proue de cette attitude négative envers Scorsese.

Gagnant de la Palme d’Or au Festival de Cannes en 1976, Taxi Driver demeure vingt ans plus tard aussi puissant, percutant et féroce que jamais. Son épilogue énigmatique suscite encore aujourd’hui la controverse. La survie de Travis Bickle, le chauffeur de taxi psychopathe incarné par Robert De Niro, laisse plus d’un spectateur perplexe. Pour certains, le film endosse une forme de violence gratuite, une attitude jugée condamnable. Mais pour d’autres, Taxi Driver dénonce plutôt cette violence en analysant à l’intérieur du texte filmique la source profonde du comportement violent chez cet Américain très ordinaire qu’est Travis Bickle. Cette polémique, loin de s’atténuer avec les années, a contribué à le transformer en monument du cinéma américain. Des films aussi différents que Reservoir Dogs , La Haine ou Trainspotting lui rendent hommage ou y font référence. Il existe même un film qui s’intitule Are You Talkin’ To Me? , citant directement le soliloque célèbre de Bickle devant son miroir.

Après vingt ans, il semble que tout ait été dit sur Taxi Driver . Pourtant, l’énigme de la fin demeure. La façon de percevoir cette séquence finale et d’en dégager le sens détermine, en définitive, l’enjeu moral de l’oeuvre. Est-il possible d’offrir aujourd’hui une nouvelle interprétation de cet épilogue problématique? Cette relecture peut-elle altérer radicalement notre perception de l’oeuvre scorsesienne? Un nouveau réseau formel peut-il ainsi relier Taxi Driver non seulement avec The Last Temptation of Christ , la pierre angulaire de cette théorie, mais également avec The King of Comedy , After Hours , Goodfellas , jusqu’au tout récent Casino ? Avec la sortie prochaine de Kundun, le nouveau film de Scorsese, une oeuvre spirituelle sur le Dalaï-Lama, il devient impératif d’offrir ici au lecteur de Hors-Champ cette analyse exhaustive, présentée en trois parties, sur ce qu’il est maintenant convenu d’appeler La dernière tentation de Travis Bickle.

Un triangle fascinant

 » Je ne savais pas que les personnages que nous avons créés étaient des héros existentiels. Je n’ai jamais pris de cours de philosophie. J’ai toujours cru aux sentiments de ces personnages . »
– Martin Scorsese, réalisateur de Taxi Driver

Le dernier opus du réalisateur italo-américain Martin Scorsese, Casino , s’ouvre sur un kaléidoscope multicolore à mi-chemin entre le paradis et l’enfer, des images évoquant à la fois la fin de Taxi Driver et celle de The Last Temptation of Christ . Ce prologue nous montre le directeur du célèbre Tangiers de Las Vegas, Sam « Ace » Rothstein (Robert De Niro), s’installer au volant de sa voiture, tourner la clé de contact et passer à travers le toit, alors que le véhicule est soufflé par une puissante explosion. Pendant que retentit sur la bande sonore La Passion selon Saint-Mathieu de Jean-Sébastien Bach et que les noms du générique apparaissent à l’écran, nous voyons le corps carbonisé de Ace tourbillonner dans une mosaïque abstraite de points lumineux. Ces points se transforment et se multiplient au gré de l’imagination fantaisiste du génial Saul Bass, créateur des célèbres génériques de Vertigo et Psycho , mais aussi ceux des plus récents films de Scorsese, Goodfellas , Cape Fear , The Age of Innocence .

Dans The Last Temptation of Christ , au moment où Jésus (Willem Dafoe) meurt sur la croix en s’exclamant :  » It is accomplished ! », nous voyons à l’écran l’équivalent d’un « run-out » de film, comme si le caméraman, imprudent, avait ouvert la caméra, laissant filtrer la lumière qui prend sur la pellicule la forme d’un prisme incandescent de couleurs variées. Le générique de fin s’imprime sur le rouge finalement obtenu, pendant que tambourine la musique passionnée de Peter Gabriel. Dans Taxi Driver , Travis Bickle (Robert De Niro), au volant de son taxi, ajuste son rétroviseur alors que se fait entendre une réverbération sonore. La caméra cadre le pare-brise avec les yeux de Travis dans le miroir, mais lorsque ce dernier est déplacé, nous cessons de voir Travis. Ne demeurent que les faisceaux ponctuels et colorés des lumières de la ville, le taxi poursuivant son odyssée à travers les rues nocturnes de Manhattan. Le générique de fin défile sur ces images floues qui sont accompagnées par le timbre angoissant de la musique du maestro Bernard Herrmann.

Ouvrir Casino comme se terminent Taxi Driver et The Last Temptation of Christ ne peut que laisser perplexe tant le critique que le cinéphile, qui s’étonnent tous deux du triangle fascinant ainsi créé entre les trois films. Si Jésus meurt sur la croix (pour ressusciter, il est vrai, trois jours plus tard…), Travis a, semble-t-il, survécu aux blessures qu’il a subies lors de l’inoubliable et terrifiante fusillade du dénouement de Taxi Driver . Ace semble également s’être tiré du traquenard de la voiture piégée dans Casino puisque, à la fin du film, Scorsese va reprendre cette scène d’explosion de laquelle, miraculeusement, Ace sortira indemne, forçant ainsi le spectateur à altérer sa perception initiale de l’événement et à croire au destin anodin du personnage : une vie rangée, sans histoire. Mais Ace et Travis ont-ils vraiment survécu à leurs malheurs? À l’instar du Christ, n’auraient-ils pas connu une dernière tentation avant de mourir? Ne s’agirait-il pas, dans les trois cas, de destins rêvés par les protagonistes? Si c’est le cas, pourquoi ces trois films, apparemment si différents dans le sujet, le traitement et le style, peuvent-ils devenir si étroitement reliés les uns aux autres? Ce lien, ou plutôt cette hypothèse nouvelle affecte-t-elle la lecture des autres films qui composent l’oeuvre de Martin Scorsese?

Travis devient chauffeur de taxi

 » Je pense que la fin est thématiquement immaculée et poétiquement satisfaisante . »
– Paul Schrader, scénariste de Taxi Driver

Avant de plonger dans l’analyse proprement dite, il faut d’abord relater les événements de Taxi Driver qui conduisent à la séquence finale. Travis Bickle, un vétéran de la guerre du Viêt-nam, devient chauffeur de taxi à New York. Souffrant d’insomnie, il travaille la nuit dans les quartiers les plus malfamés de la ville. Le jour, il écoute la télévision, va voir des films pornographiques et observe de loin une jeune femme blonde, Betsy (Cybill Sheperd), qui est bénévole pour la campagne électorale du sénateur Palantine. Travis compare Betsy à un ange. Après l’avoir observée de loin, il se décide enfin à l’aborder. Elle accepte de sortir avec lui, mais est dégoûtée lorsqu’il l’entraîne au cinéma porno. Betsy rejette Travis.

Le travail nocturne de Travis le confronte à toutes les plaies urbaines : prostitution, délinquance, pauvreté, racisme, criminalité, violence. Bien qu’il soit choqué par ce qu’il voit, Travis continue néanmoins de fréquenter les bas-fonds. Une nuit, un passager (interprété par Martin Scorsese lui-même) annonce qu’il va tuer sa femme avec un revolver de calibre Magnum 44 parce qu’elle le trompe avec un homme de race noire. Cet épisode troublant incite Travis à s’armer jusqu’aux dents, comme s’il se préparait à une guérilla urbaine. Il a tôt fait d’utiliser son arsenal sur un Noir qui allait dévaliser un dépanneur. Travis s’apprête à faire le grand ménage, mais il ne sait trop par où commencer. La solution se présente à lui sous la forme d’une jeune prostituée âgée de douze ans, Iris (Jodie Foster). Travis voudrait aider ce petit ange déchu à se sortir de son milieu dévergondé, mais Iris refuse son aide. Iris rejette Travis.

Déstabilisé par le double rejet que lui infligent Betsy et Iris, perturbé par la déchéance qui l’entoure et aliéné par l’isolement forcé qu’il s’impose, Travis trouve un exutoire à ses frustrations. Il décide d’assassiner le sénateur Palantine, qui représente à la fois le protecteur et la figure paternelle de Betsy. Sa tentative échoue quand un garde du corps le repère dans la foule. Il s’enfuit et se rend finalement libérer Iris par la force. Après un carnage d’une extrême violence où il tue Sports (Harvey Keitel), le protecteur et le proxénète d’Iris, ainsi que deux de ses acolytes, Travis se retrouve dans la chambre d’Iris avec au moins deux balles dans le corps, une dans le cou et une autre dans l’épaule droite. Il saigne abondamment et essaie de se tuer, mais il ne reste plus de munitions. Il se laisse choir dans un fauteuil au moment où les policiers arrivent dans la pièce. Travis pointe son index gauche dégoulinant de sang à sa tempe et fait semblant de tirer trois coups : pchou… pchou… pchou…

Dès cet instant, la scène prend une tout autre tournure. Une prise de vue en plongée directe du plafond montre Travis immobile dans le fauteuil, la tête reposant contre le mur. Au ralenti, la caméra recule en passant au-dessus d’Iris et des policiers qui s’approchent, puis traverse le seuil de la porte et passe dans le corridor, parcourant à l’inverse le trajet de Travis. Une série de fondus enchaînés illustre l’après-fusillade (du sang sur un mur, les armes tombées sur un plancher, Sports effondré contre une porte). La caméra quitte finalement l’entrée de l’immeuble, toujours en reculant au ralenti, dévoilant le nombre croissant de photographes, de journalistes, de badauds, de voitures de police et d’ambulances.

On coupe ensuite directement à la chambre de Travis. Des coupures de journaux collées au mur révèlent que Travis a survécu à ses blessures. Il est maintenant devenu un héros pour avoir sauvé une adolescente et tué le mafioso local qui la retenait. Une voix-off, celle du père d’Iris, lit une lettre de remerciements adressée à Travis. Une des coupures montre les parents d’Iris et le plan se termine sur la lettre également placée au mur. Puis, nous nous retrouvons à la cafétéria Belmore où Travis a rejoint ses collègues chauffeurs de taxi. Il semble en pleine forme malgré la cicatrice apparente sur son cou. Il bavarde avec eux lorsqu’une cliente se présente dans son taxi. C’est Betsy. Durant le trajet, ils parlent ensemble de son séjour à l’hôpital et des chances du sénateur Palantine aux élections présidentielles. Enfin, elle sort et Travis lui offre le montant de la course. Il démarre, la laissant sur le trottoir. Pendant qu’on la voit s’éloigner par la vitre arrière du taxi, la caméra amorce un panoramique rapide à l’intérieur du véhicule et s’arrête sur le pare-brise. Un son étrange se fait entendre sur la bande sonore au moment où Travis ajuste rapidement l’angle du miroir central. Ce faisant, son visage disparaît du rétroviseur. Seules les lumières de la rue, perçues à travers le pare-brise, accompagnent la musique et le générique de fin.

Travis devient un héros

 » L’ironie de la fin, où Travis devient le héros, était déjà présente dans le scénario . »
– Paul Schrader

Selon l’approche traditionnelle, la fin de Taxi Driver offre une curieuse ironie qui devient presque immorale. En dépit de son comportement bizarre avec Betsy, malgré le meurtre d’un jeune Noir et la tentative d’assassiner Palantine, après le carnage insensé chez le proxénète, le psychopathe Travis Bickle devient tout de même un héros, adulé par la presse, vénéré par les parents d’Iris et lavé de toute accusation par les autorités. Comme le précise Scorsese,  » on a vu des choses plus étranges encore se produire à New York « . Cependant, Scorsese parsème la séquence finale d’indices qui prouvent que Travis ne s’en est pas entièrement remis : les regards inquiétants qu’il envoie à Betsy et, surtout, le son insolite entendu pendant que Travis ajuste le miroir, une note aiguë de xylophone enregistrée à l’envers.  » J’ai utilisé ce son pour montrer que la minuterie interne de Travis redémarre, explique Scorsese, la bombe que représente Travis est encore sur le point d’exploser « .

Cette ironie n’a pas nécessairement été perçue par l’ensemble de la critique, qui avait plutôt tendance à rejeter le film parce qu’elle était incapable de comprendre les implications de cette fin. La plupart des critiques ont porté un jugement moral sur le réalisateur et ils l’ont condamné à cause de l’issue immorale de son film, à laquelle ils réfèrent comme la deuxième fin de Taxi Driver . Dans le Newsweek (1er mars 1976), Jack Kroll traduit bien ce sentiment lorsqu’il écrit :  » Par leur désir d’établir de riches ambiguïtés morales, le catholique Scorsese et le calviniste Schrader ont raté leur fin. L’ironie de cette fin devrait vous frapper, mais elle devient tout simplement incroyable « . Charles Michener de Film Comment (mars-avril 1976) abonde dans le même sens :  » Taxi Driver emprunte de façon radicale une mauvaise direction. Travis ressort en héros du cauchemar, avec son portrait sur la première page du Daily News, sa rage exorcisée, sa violence expiée « .  » La fin est des plus écrasantes , renchérit Richard Combs du Monthly Film Bulletin (septembre 1976), car s’y croisent le cliché macho de l’héroïne [Betsy] retournant au héros, qui a prouvé sa capacité à recourir à la violence expiatoire, et une attitude vaguement sympathique envers Travis ». Même de l’autre côté de l’Atlantique, on s’interroge sur ce supposé « happy ending « . L’Express (24-30 mai 1976) exprime bien l’opinion générale en affirmant :  » Seule la fin de ce film admirablement tourné détruit la logique implacable du récit. Le récit d’une solitude . »

En adoptant une vision littérale des événements de la dernière séquence, ces critiques assument qu’il s’agit d’une fin heureuse traditionnelle. Mais une telle perception ne rend pas justice à la critique du personnage de Travis qu’élabore Scorsese au cours du film. C’est pourquoi les critiques favorables nuancent leurs propos et tentent d’interpréter la fin comme une métaphore sociale ou politique. Pauline Kael devient l’une des premières à défendre Taxi Driver . Dans le New Yorker (9 février 1976), elle écrit :

 » Le film ne porte pas un jugement moral sur les actions de Travis. En nous entraînant dans son vortex, il nous fait plutôt comprendre la décharge psychique des jeunes hommes tranquilles qui explosent. Et c’est pour nous une vraie claque au visage lorsque nous voyons Travis rasséréné à la fin. Il a extirpé la rage de son être – du moins, pour le moment – et il retourne au travail. Ce n’est pas qu’il est guéri, mais la ville est encore plus folle que lui . »

Dans Positif (juillet-août 1976), Michael Henry défend cette thèse sociologique :

 » Travis n’a jamais eu droit à autant d’attention de la part de la société. Lui qui s’était rasé le crâne à la façon des Indiens Mohawks comme pour retrouver la pureté de l’Amérique aboriginelle, le voilà entouré, reconnu, et en fin de compte récupéré par ses contemporains de la majorité silencieuse . »

On le voit, même les défenseurs de Taxi Driver prennent cette fin au pied de la lettre, dans le sens où ils acceptent la vision littérale. Pour eux comme pour les autres, Travis s’en est tiré.

Les visions de Travis

 » On peut comprendre Travis, mais pas le tolérer . » – Paul Schrader

Il y a pourtant quelque chose qui cloche dans cette vision littérale. Elle fait abstraction du climat visuel établi dès le début du film et ne sert en rien la cohérence du propos. Elle pourrait se tolérer dans l’oeuvre d’un autre réalisateur forcé de se plier aux contraintes hollywoodiennes, qui exigent une fin heureuse, mais elle ne s’inscrit pas dans la démarche scorsesienne, qui fait preuve d’une cohérence exemplaire. Dès le générique d’ouverture, Scorsese nous prépare à une expérience transcendantale. Sur les premières notes angoissantes de la musique de Bernard Herrmann, un taxi jaune surgit à travers la fumée d’une bouche d’égout, tel un mastodonte sorti de l’enfer. Puis apparaissent en très gros plan les yeux de Travis, qui se déplacent au ralenti pendant que la lumière fluctue. Nous voyons ensuite à travers le pare-brise du véhicule : il pleut, les formes sont floues, les lumières tracent des stries et le paysage se dédouble, le tout filmé au ralenti. Déjà, nous partageons le point de vue de Travis, même si nous ne pouvons pas encore savoir qu’il s’agit de lui, puisque nous ne voyons que ses yeux. Déjà, nous obtenons une perception morcelée et altérée de la réalité extérieure, premiers signes avant-coureurs de la schizophrénie du personnage. La musique se fait de plus en plus menaçante alors que nous voyons Travis sortir d’une fumée épaisse, de dos en plan rapproché. Il entre dans un bureau de taxis en se retournant de face, l’air hagard. Bienvenue dans le monde désaxé de Travis.

Tout au long du film, Scorsese parvient à maintenir cette cohérence visuelle. Il nous entraîne peu à peu dans la psyché torturée du psychopathe. Sa schizophrénie se précise dès la première randonnée nocturne en taxi. On voit d’abord des parties extérieures du taxi en gros plan : partie de la roue avant gauche avec un bout de pare-chocs, partie de la porte arrière gauche à la jonction de la vitre, trou de l’antenne sur le capot avant, rétroviseur sur la porte du passager. On passe à l’intérieur avec une vue à travers la vitre arrière, puis une vue à travers la vitre de la porte avant droite pendant que se fait entendre la voix-off de Travis. On aperçoit enfin le protagoniste de dos, puis de profil, puis de face. Le prochain plan ressemble à un point de vue de Travis, mais la caméra se trouve beaucoup trop près du sol pour y correspondre. Il s’agit en fait du point de vue du taxi.

Cette description démontre comment, dans Taxi Driver , le chauffeur et son taxi ne font qu’un. Le taxi devient le symbole concret de la schizophrénie de Travis. Il le protège et l’isole du monde extérieur que Travis abhorre et rejette. Travis compare New York à un égout. Il souhaite qu’un déluge s’abatte sur la ville pour la nettoyer. Il compare Betsy à un ange. Il se dit abandonné de Dieu. Toutes les fleurs qu’il envoie à Betsy pour se faire pardonner lui sont retournées et embaument son appartement, tel un salon funéraire. Toutes ces allusions religieuses renforcent le trouble de Travis, qui cherche sans l’atteindre une forme de rédemption maladive dans ses randonnées nocturnes, peut-être pour exorciser ses expériences de marine au Viêt-nam.

Il affirme, dans sa première intervention en voix-off :  » Je ne crois pas que quelqu’un doive vouer sa vie à un égocentrisme morbide. Une personne doit chercher à devenir une personne ordinaire, comme tout le monde « . Pourtant, c’est exactement ce qu’il fait. Travis se complaît dans son isolement. Il dit haïr New York la nuit, mais il y travaille constamment, et dans les pires secteurs de la ville. Travis s’inflige une torture mentale perpétuelle. Il se frotte au péché et à la tentation, comme le Jésus tourmenté du roman de Kazantzakis, La Dernière Tentation . Scorsese filme d’ailleurs la scène où Travis va au cinéma porno comme il filmera plus tard, dans The Last Temptation of Christ , Jésus observant les ébats sexuels de Marie-Madeleine. Les spectateurs du cinéma porno ont le même regard excité que les clients qui attendent leur tour chez Marie-Madeleine. Marie-Madeleine, c’est la prostituée, la femme impure, l’ange déchu, comme la petite Iris de Taxi Driver. Faut-il s’étonner que nous puissions dresser un parallèle entre les deux personnages? Quand Travis entre dans l’immeuble avec Iris, on entend des cloches tinter, accompagnées d’une sirène de pompier, comme pour signaler la transgression d’un tabou. Lorsqu’il entre dans la chambre d’Iris, le parallèle s’avère encore plus flagrant : les mêmes treillis de roseaux, les cierges et les chandelles allumés. Il s’agit d’un véritable sanctuaire, comme si un sacrifice à l’autel allait avoir lieu.

Sans doute le moment le plus dérangeant de Taxi Driver survient quand Travis amène Betsy au cinéma porno. Il tente alors de l’entraîner dans sa vision schizophrénique. Il voudrait qu’elle endosse son comportement. Mais, contrairement à Jean le Baptiste qui accepte le caractère transcendantal de Jésus dans Last Temptation , Betsy refuse de s’impliquer avec Travis. La naïveté du geste de Travis nous déroute et nous le rend pathétique. D’une part, Scorsese force notre identification en nous faisant adhérer au point de vue de Travis, mais d’autre part, il crée une distanciation soudaine par la juxtaposition de points de vue divergents et par différents procédés formels : ralentis, montage brutal, ellipses, fondus enchaînés à l’intérieur du même plan, musique en contrepoint. Notre malaise vient donc à la fois de la pathologie de Travis et du traitement stylisé de la réalisation.

Par exemple, à trois reprises, Scorsese déroge à la règle du point de vue. Travis fait un geste de la main (prend le formulaire d’emploi, paye l’employée du cinéma, survole le bureau de Betsy), mais Scorsese cadre ce geste avec un angle qui est légèrement au-delà du point de vue du personnage, en plongée extrême, comme si la caméra se détachait de Travis, ou comme si Travis se détachait de lui-même, comme si sa vision quittait son corps. On pourrait croire que la caméra adopte la vision schizophrénique de ce dernier.

Le plan qui devient l’emblème de cette vision est celui du verre d’eau dans lequel Travis a jeté un comprimé d’Alka Seltzer, lorsqu’il lunche avec d’autres chauffeurs de taxi. Il fixe intensément les bulles qui se forment dans le verre. De son point de vue, nous voyons l’eau pétiller, la caméra effectuant un léger zoom sur le verre pendant que sur la bande sonore, la conversation des chauffeurs s’estompe, ne laissant entendre que le bruit d’effervescence de plus en plus fort. Travis s’est alors totalement coupé du monde extérieur. Il s’est renfermé dans sa propre bulle.

Cette vision est encore alimentée par l’étrange relation qui s’établit entre Travis et plusieurs autres personnages du film, à commencer par le sénateur Charles Palantine. Lorsque ce dernier se retrouve dans le taxi de Travis, les deux hommes entament une conversation. Palantine lui annonce des  » changements radicaux « . Dans les jours qui suivent, Travis continue d’écouter Palantine. Il a l’impression qu’il s’adresse directement à lui. Le slogan de la campagne électorale de Palantine se lit :  » We are the People  » (Nous sommes le peuple). Travis tapisse les murs de sa chambre de ce slogan. Plus tard, Travis l’écoute dire à la télé:  » Le peuple répond déjà aux exigences que j’ai établies; le peuple a commencé à réagir « . Plus tard encore, Travis entend de son taxi le discours de Palantine qui proclame :

 » Je crois qu’un grand poète américain a parlé pour nous tous lorsqu’il a dit : « Je suis l’homme, j’ai souffert, j’étais là ». Moi, je vous dis : Nous, le peuple, nous avons souffert, nous étions là. Nous, le peuple, avons souffert au Viêt-nam. Nous, le peuple, avons souffert et souffrons encore du chômage, de l’inflation, du crime et de la corruption. Je vous le dis : plus jamais nous ne souffrirons. Plus jamais nous ne participerons à une guerre où la minorité souffre pour le bien de la majorité « .

Travis suit à la lettre les propos de Palantine. Il s’attribue la mission du sénateur en s’armant jusqu’aux dents, en voulant devenir un agent de la C.I.A. et en s’imaginant le devenir véritablement. Dans la carte de souhait qu’il envoie à ses parents, il écrit :  » je travaille pour le gouvernement dans une mission ultra-secrète que je ne peux préciser « . Il écrit même qu’il s’est fait une petite amie qui s’appelle Betsy et qu’ils en seraient très fiers s’ils pouvaient la voir. Il dira la même chose à Iris, lui affirmant être en mission pour le gouvernement, qu’il est sur le point de partir loin et pour longtemps. Travis réorganise les faits dans sa tête, un comportement typique de schizophrène. En voulant tuer le sénateur, il le sacrifie à la cause en le transformant en martyr, ce que Scorsese vient confirmer en filmant Palantine les bras levés, comme ceux de la statue de Columbus Circle où se déroule le discours final, ce qui rappelle encore une fois le Christ en croix, le plus grand Martyr de tous.

Travis suit également le conseil d’un de ses clients (celui interprété par Scorsese), qui lui demande s’il a déjà vu ce qu’un Magnum 44 peut accomplir. La première arme que Travis achètera sera un Magnum 44. Il y a aussi l’étrange sermon que lui fait Wizard, le seul chauffeur de taxi que Travis respecte. Un soir, Travis lui fait part de ses idées troubles, de ses envies irrationnelles. C’est un véritable cri d’alarme. Mais Wizard ne comprend pas et lui tient plutôt ce langage :  » Tu sais, Travis, un homme prend un job. Ce job, ça devient ce qu’il est. Tu fais des choses et elles sont ce que tu es. Tu deviens le job « . Travis, bien qu’il ne le comprenne pas sur le moment, épousera cette philosophie tordue.

Plus que tout, Travis s’écoute lui-même. Il se parle. Il nous parle. Il parle à son miroir. Dans la plus célèbre scène de Taxi Driver, Travis Bickle s’adresse à son miroir et lui demande :  » Are you talking to me?  » (C’est à moi que tu parles?). Mais est-ce bien ce qui arrive? Si nous observons la scène de près, Travis porte le pistolet à glissoire sur son bras droit, mais lorsqu’il dégaine, l’arme à feu est maintenant sur le bras gauche. C’est donc la réflexion de Travis que nous voyons, et c’est cette réflexion qui lui demande, qui nous demande :  » C’est à moi qu’tu parles? Hein? Tu m’parles? J’vois personne d’autre ici. C’est à moi qu’tu parles? « . Le miroir parle à Travis. Sa vision schizophrénique s’est déplacée dans le miroir. Elle a quitté Travis. Ce dernier a accompli sa dissociation mentale. Après que Travis a inscrit dans son journal  » Here is…  » (Voici…), le ça schizophrénique de Travis, c’est-à-dire sa réflexion, peut alors annoncer fièrement :  » You’re dead!  » (T’es mort!).

Dès ce moment, les événements se bousculent. Travis prend contact avec Iris pour la sortir de son milieu. Lorsqu’elle refuse, il décide de s’en prendre à Palantine. Avant de quitter son appartement, sur les murs duquel on reconnaît le slogan de Palantine, un mot d’esprit que Travis affectionne (« One of these days, I’m gonna get – ORGANIZ-IZED »), des posters du sénateur, des cartes de Manhattan et plusieurs coupures de journaux qu’on ne peut déchiffrer, il lui adresse une enveloppe avec de l’argent et lui écrit :

Chère Iris, Cet argent devrait suffire pour ton VOYAGE. AU MOMENT OÙ tu liras ces lignes, je serai mort. Travis.

L’orthographe (sans raison apparente, des majuscules se glissent en plein milieu du texte) reflète encore une fois le caractère schizophrénique de Travis.

André Caron


Taxi Driver – Note pour ce film :
Réalisé par Martin Scorsese
Avec Robert De Niro, Jodie Foster, Harvey Keitel, …
Année de production : 1976


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