La solitude urbaine imprègne chacun des films de Tsai Ming-Liang. Le cinéaste redécline ses thèmes dans son nouvel opus La Saveur de la pastèque, son septième film, son plus cru et peut-être le moins accessible mais tellement brillant.
Le premier plan est symbolique et annonce l’ensemble du film. Un parking souterrain en plan fixe. Ce plan est composé de manière symétrique avec un pilier qui divise l’écran en deux. Le vide d’abord puis des bruits de pas. Une femme arrive de la gauche, une autre de la droite. Elles se croisent puis sortent du cadre. Dès lors, tout le film se déclinera à partir de ce plan. Une symétrie constante dans les plans pour montrer la solitude des personnages et la façon dont ils sont coupés les uns aux autres. Le film est en quelque sorte construit en « split-screen ».
Ces deux femmes sont par ailleurs deux des personnages principaux du film. L’une est la voisine de l’autre. L’une est japonaise, est actrice porno et ne parle pas un mot de chinois.
Nous sommes à Taiwan, un jour d’été, à notre époque. L’île subit la sécheresse et c’est pour cette raison que la pastèque, ce fruit pulpeux et juteux, va se retrouver au centre de toutes les attentions, devient métaphore surtout. La pastèque symbolise tous les désirs des personnages du film : elle remplace le sexe, se transforme en casque, ou représente le seul moyen de se désaltérer.
Cela commence ainsi par une scène très forte. Sur un lit, une femme nue, les jambes écartées et une demie pastèque qui lui masque l’intimité. Un homme s’approche d’elle et commence à fister la pastèque (sic). Le jus coule, la jeune femme jouit etc.. Il s’agit bien sûr du tournage d’un film porno.
Le burlesque rejaillit de ces scènes. C’est l’une des marques de fabrique du cinéma de Tsai Ming-Liang avec cet humour noir omniprésent dans ces films (cf notamment Et Là bas quelle heure est-il ? où The Hole. Ce burlesque là encore traverse le film de part en part. Il y’a d’abord ces scènes de tournages ou on s’ingénie à simuler une scène de douche avec des bouteilles percées tout en faisant de son mieux pour ne rien perdre des gouttes qui s’écoulent ; la scène dite du « bouchon » aussi. On trouve également cette séquence où l’héroïne du film cherche à voler la bouteille du personnage principal en train de dormir sur un banc. On pourrait citer aussi cette magnifique et drôlatique scène ou l’héroïne ressert un verre de jus de pastèque au héros qui, pendant ce temps, renverse le contenu de son premier verre par la fenêtre etc.
Ce burlesque constant atténue une réalité quelque peu austère. Cette réalité des trois personnages principaux est leur solitude. Ils vont se croiser mais leurs mutismes en dit long sur leurs difficultés à créer des liens. Comme nous l’avons dit précédemment, la rigueur de la mise en scène, cette volonté farouche de toujours séparer ces personnages dans le même plan par une cloison, une porte ou n’importe quoi d’autre, souligne cette idée de solitude.
La Saveur de la pastèque se rattache ainsi très bien à l’errance du héros dans les salles de cinéma de Goodbye Dragon Inn.
On retrouve exactement les même thématiques que dans Et là bas qu’elle heure est-il ? : la solitude urbaine, l’immense décalage des rapports humains, les illusions brisées, l’écoulement du temps et sa pression sur l’homme etc.
Et enfin, si ces thèmes hantent tout aussi bien les autres films du cinéaste et notamment The Hole, on comparera La Saveur de la pastèque à ce dernier d’un point de vue plus strictement formel.
Dans The Hole, à l’heure ou une épidémie oblige les gens à quitter la ville, deux voisins solitaires trouvent comme seule passerelle de communication le trou qui traverse le plafond. Le film se bâtit alors autour de ce principe avec, là encore, un cloisonnement formel absolument constant.
Plus encore, la comparaison se justifie car, dans The Hole, des chorégraphies musicales très kitsh jaillissaient et permettaient une dérision. On retrouve dans La Saveur de la pastèque, ce même genre de scènes, toutes absolument délicieuses : celle avec les parapluies en forme de pastèques, celle avec le héros déguisé en phallus géant etc.
La dernière séquence est une conclusion aussi provocatrice qu’éblouissante. On ne révèlera rien ici sinon que Tsai Ming-Liang joue avec les frontières de la morale mais selon un traitement burlesque évident. Les personnages sont renvoyés à leurs statuts de chairs solitaires que tout séparent. La dureté de cette scène est atténuée quelque part par les larmes bouleversantes qui coulent sur les joues de l’héroïne. Un peu d’humanité dans un monde en perdition.
Benoît Thevenin
La Saveur de la pastèque – Note pour ce film :