Quatre ans de cinéma, quatre films, 3H30 en tout, telle est l’œuvre de Jean Vigo.
Jean Vigo réalise son premier film à 24 ans. Il s’éteint à 29 ans alors que sa pièce maîtresse, L’Atalante, est défigurée par les producteurs et les exploitants.
En 1930, Jean Vigo réalise A Propos de Nice, pamphlet anti-bourgeois. L’année suivante, une commande, La Natation par Jean Taris, devient un somptueux poème corporel. En 1934, la censure interdit totalement Zéro de conduite, satire de l’enseignement. Dans la crainte d’un nouveau brûlot, Jean Vigo est dirigé vers L’Atalante. Cette histoire d’amour chez les mariniers se mue en poème lyrique, sauvage et sensuel. Jugé non commercial, le film est amputé et rebaptisé « Le Chaland qui passe ». Le nom de Jean Vigo ira même jusqu’à disparaître de certaines copies. Il faudra presque cinquante ans pour que l’œuvre de Jean Vigo parvienne, presque intacte, jusqu’à nous.
A Propos de Nice. Casinos, palmiers, hôtel en sucre, la ville est un décor de théâtre face à la méditerranée, une cité tropicale d’opérette. Sur la Promenade des Anglais, les bourgeois donnent leurs représentation mais le cinéaste décide finalement de traverser le décor. Les quartiers pauvres, noir de suie, croupissant sous les déchets, une cité minière derrière les palais blancs. Mais surtout, un enfant se tourne vers nous, et nous regarde, le visage lépreux, dévoré par la misère.
Chez Jean Vigo, la vérité à toujours le visage d’un enfant. L’enfance de Zéro de conduite est un monde clandestin, fait de sociétés secrètes, de complots, de pirateries. Un univers secret que partage les mariniers de l’Atalante : un capitaine, un moussaillon et un vieux loup de mer voguant dans les canaux comme sur le Pacifique. L’équipage ne veut pas quitter le monde flottant de l’enfance pour mettre pieds à terre et rejoindre la société des hommes.
Pour Jean Vigo, la réalisation de l’anarchie s’exprime par une suspension du monde et de ses lois. Ainsi, dans A propos de Nice, le carnaval trouve son expression dans le ralenti, l’extase de la danse et du désir.
Dans La natation par Jean Taris, Jean Vigo saisit d’abord l’effort musculaire, la puissance du nageur dans sa lutte contre les éléments. Dans les éclaboussures noires et blanches raisonne le fracas assourdissant du solide contre le liquide. Mais, lorsque le nageur gagne les profondeurs de la piscine et ondoie autour de la lumière, dans un nuage de bulles, le corps se livre entièrement au plaisir et à la sensualité. Jean Taris évolue dans un ralenti naturel, dans la matière cinématographique elle-même, passant d’un cour didactique sur la natation au rêve, Jean Taris franchit le miroir liquide des poètes de Cocteau.
Dans L’Atalante, l’eau est aussi une matière de voyance. Ayant perdu Juliette, Jean devient un somnambule et n’appartient plus ni à la terre, ni à la mer. Il devra plonger, retourner à l’origine des images, pour retrouver son amour flottant dans ses voiles de mariée, comme une fiancée d’Edgar Poe.
Pour que naisse la beauté, inséparable de la révolte, le monde solide doit suspendre ses lois. Et les règles, et la froide rigidité de l’internat de Zéro de conduite, échouent à réprimer la rébellion. L’oppression des adultes est toutes entière contenue dans la main lourde du professeur, dans la caresse épaisse sur le visage de l’enfant. Sous le poids de l’humiliation, l’enfant ne peut retenir un cri excédé. Cette colère percera les polochons du dortoir, et les plumes s’envoleront dans l’espace, comme une substance féerique libérée. La vitesse s’accorde à la légèreté des plumes et, au ralenti, les corps perdent leurs gravités, s’élèvent, et flottent dans l’espace. En un raccord, le chahut laisse place à une procession religieuse. Cette procession, au-delà de son aspect parodique, retrouve un sens sacré. L’instant est solennel, les lois sont abolies, et la révolte triomphe pleinement.
C’est ainsi que nous pouvons voir l’œuvre de Jean Vigo ; un geste de liberté, d’une pureté éclatante, suspendu dans le temps.