EDIT du 4 octobre 2009 :
Joël Magny commente le texte d’un jeune critique de 22 ans, François Truffaut qui fustige “la tradition de la qualité française” et pointe les limites du réalisme psychologique d’un cinéma bourgeois dominé à l’époque par les Autant-Lara, Delannoy et le tandem de scénaristes Aurenche et Bost. Une lecture actuelle du manifeste de la future Nouvelle Vague.
Critique et historien du cinéma, Joël Magny dirige la collection pédagogique “Les Petits cahiers” (Éd. Cahiers du cinéma). Il a notamment coordonné le numéro “Histoire des théories du cinéma” (Éd. Cinémaction, 1991).
Cours du 2 octobre 2009, au Forum des images (Paris)
.
Cours de cinéma : François Truffaut, présenté par Joël Magny
envoyé par forumdesimages. – Regardez des web séries et des films.
Ci dessous, le texte de François Truffaut (version intégrale) publié dans le N°31 des Cahiers du Cinéma (janvier 54):
.
DIX OU DOUZE FILMS…
Si le Cinéma Français existe par une centaine de films chaque année, il est bien entendu que dix ou douze seulement méritent de retenir l’attention des critiques et des cinéphiles, l’attention donc de ces Cahiers. Ces dix ou douze films constituent ce que l’on a joliment appelé la Tradition de la Qualité ; ils forcent, par leur ambition, l’admiration de la presse étrangère, défendent deux fois l’an les couleurs de la France à Cannes et à Venise où, depuis 1946, ils raflent assez régulièrement médailles, lions d’or et grands prix. Au début du parlant, le cinéma Français fut l’honnête démarquage du cinéma américain. Sous l’influence de Scarface nous faisions l’amusant Pépé le Moko, puis le scénario Français dut à Prévert le plus clair de son évolution, Quai des brumes reste le chef d’oeuvre de l’école dite du réalisme poétique. La guerre et l’après-guerre ont renouvelé notre cinéma. Il a évolué sous l’effet d’une pression interne et, au réalisme poétique – dont on peut dire qu’il mourut en refermant derrière lui Les portes de la nuit – s’est substitué le réalisme psychologique, illustré par Claude Autant-Lara, Jean Delannoy, René Clément, Yves Allégret et Marcel Pagliero.
DES FILMS DE SCENARISTES
Si l’on veut bien se souvenir que Delannoy a tourné naguère Le Bossu et La Part de l’ombre, Claude Autant-Lara Le Plombier amoureux et Lettres d’amour, Yves Allégret La Boîte aux rêves et Les Démons de l’aube, que tous ces films sont justement reconnus comme des entreprises strictement commerciales, on admettra que les réussites ou les échecs de ces cinéastes étant fonction des scénarii qu’ils choisissent, La Symphonie pastorale, Le Diable au corps, Jeux interdits, Manèges, Un homme marche dans la ville sont essentiellement des films de scénaristes. Et puis l’indiscutable évolution du cinéma français n’est-elle pas due essentiellement au renouvellement des scénaristes et des sujets, à l’audace prise vis-à-vis des chefs-d’œuvre, à la confiance, enfin, faite au public d’être sensible à des sujets généralement qualifiés de difficiles? C’est pourquoi il ne sera question ici que des scénaristes, ceux qui, précisément, sont à l’origine du réalisme psychologique au sein de la Tradition de la Qualité : Jean Aurenche et Pierre Bost, Jacques Sigurd, Henri Jeanson (nouvelle manière), Robert Scipion, Roland Laudenbach, etc…
NUL N’IGNORE PLUS AUJOURD’HUI…
Après avoir tâté de la mise en scène en tournant deux courts métrages oubliés, Jean Aurenche s’est spécialisé dans l’adaptation. En 1936 il signait, avec Anouilh, les dialogues de Vous n’avez rien à déclarer et Les Dégourdis de la 11e. Dans le même temps Pierre Bost publiait à la N.R.F. d’excellents petits romans. Aurenche et Bost firent équipe pour la première fois en adaptant et dialoguant Douce, que mit en scène Claude Autant-Lara. Nul n’ignore plus aujourd’hui qu’Aurenche et Bost ont réhabilité l’adaptation en bouleversant l’idée qu’on en avait, et qu’au vieux préjugé du respect à la lettre ils ont substitué, dit-on, celui du respect à l’esprit, au point qu’on en vienne à écrire cet audacieux aphorisme : « Une adaptation honnête est une trahison » (Carlo Rim, Travelling et Sex-appeal).
DE L’EQUIVALENCE..
De l’adaptation telle qu’Aurenche et Bost la pratiquent, le procédé dit de l’équivalence est la pierre de touche. Ce procédé suppose qu’il existe dans le roman adapté des scènes tournables et intournables et qu’au lieu de supprimer ces dernières (comme on le faisait naguère) il faut inventer des scènes équivalentes, c’est-à-dire telles que l’auteur du roman les aurait écrites pour le cinéma. « Inventer sans trahir », tel est le mot d’ordre qu’aiment à citer Jean Aurenche et Bost, oubliant que l’on peut aussi trahir par omission. Le système d’Aurenche et Bost est si séduisant dans l’énoncé même de son principe, que nul n’a jamais songé à en vérifier d’assez près le fonctionnement. C’est un peu ce que je me propose de faire ici. Toute la réputation d’Aurenche et Bost est établie sur deux points précis :
1) La fidélité à l’esprit des œuvres qu’ils adaptent;
2) Le talent qu’ils y mettent.
CETTE FAMEUSE FIDELITE…
Depuis 1943 Aurenche et Bost ont adapté et dialogué ensemble : Douce de Michel Davet, La Symphonie pastorale de Gide, Le Diable au corps de Radiguet, Un Recteur à l’île de Sein (Dieu a besoin des hommes) de Queffelec, Les Jeux inconnus (Jeux Interdits) de François Boyer et Le Blé en herbe de Colette. De plus ils ont écrit une adaptation du Journal d’un curé de campagne qui n’a jamais été tournée, un scénario sur Jeanne d’Arc dont une partie seulement vient d’être réalisée (par Jean Delannoy) et enfin le scénario et les dialogues de L’Auberge Rouge (mis en scène par Claude Autant-Lara). On aura remarqué la profonde diversité d’inspiration des œuvres et des auteurs adaptés. Pour accomplir ce tour de force qui consiste à rester fidèle à l’esprit de Michel Davet, Gide, Radiguet, Queffelec, François Boyer, Colette et Bernanos, il faut posséder soi-même, j’imagine, une souplesse d’esprit et une personnalité démultipliée peu communes ainsi qu’un singulier éclectisme.
Il faut aussi considérer qu’Aurenche et Bost sont amenés à collaborer avec les metteurs en scène les plus divers ; Jean Delannoy, par exemple, se conçoit volontiers comme un moraliste mystique mais la menue bassesse du Garçon Sauvage, la mesquinerie de La Minute de vérité et l’insignifiance de La Route Napoléon montrent assez bien l’intermittence de cette vocation. Claude Autant Lara, au contraire, est bien connu pour son non-conformisme, ses idées « avancées », son farouche anti-cléricalisme ; reconnaissons à ce cinéaste le mérite de rester toujours, dans ses films, honnête avec lui-même. Pierre Bost étant le technicien du tandem, c’est à Jean Aurenche que semble revenir la part spirituelle de la commune besogne.
Elevé chez les jésuites, Jean Aurenche en a gardé tout à la fois la nostalgie et la révolte. S’il a flirté avec le surréalisme, il semble avoir sympathisé avec les groupes anarchistes des années trente. C’est dire combien sa personnalité est forte, combien aussi elle paraît incompatible avec celles de Gide, Bernanos, Queffelec, Radiguet ; mais l’examen des œuvres nous renseignera sans doute davantage.
L’Abbé Amédée Ayffre a très bien su analyser La Symphonie pastorale et définir les rapports de l’œuvre écrite à l’œuvre filmée : « Réduction de la foi à la psychologie religieuse chez Gide, réduction maintenant de celle-ci à la psychologie tout court… A cet abaissement qualitatif va correspondre maintenant, selon une loi bien connue des esthéticiens, une augmentation quantitative. On va ajouter de nouveaux personnages : Piette et Casteran, chargés de représenter certains sentiments. La tragédie devient drame, mélodrame. »
Ce qui me gêne dans ce fameux procédé de l’équivalence c’est que je ne suis pas certain du tout qu’un roman comporte des scènes intournables, moins certain encore que les scènes décrétées intournables le soient pour tout le monde. Louant Robert Bresson de sa fidélité à Bernanos, André Bazin terminait son excellent article « La stylistique de Robert Bresson » par ces mots : « Après le journal d’un curé de campagne, Aurenche et Bost ne sont plus que les Viollet-Leduc de l’adaptation. »
Tous ceux qui admirent et connaissent bien le film de Bresson se souviennent de l’admirable scène du confessionnal où le visage de Chantal « a commencé d’apparaître peu à peu, par degré » (Bernanos). Lorsque, plusieurs années avant Bresson, Jean Aurenche écrivit une adaptation du « journal », refusée par Bernanos, il jugea intournable cette scène et lui substitua celle que nous reproduisons ici.
-« Voulez-vous que je vous entende ici ? (il désigne le confessionnal).
-Je ne me confesse jamais.
-Pourtant, vous vous êtes bien confessé hier puisque vous avez communié ce matin ?
-Je n’ai pas communié. Il la regarde, très surpris.
-Pardonnez-moi, je vous ai donné la communion. Chantal s’écarte rapidement vers le prie-Dieu qu’elle occupait le matin.
-Venez voir. Le curé la suit. Chantal lui désigne le livre de messe qu’elle y a laissé.
-Regardez dans ce livre, Monsieur. Moi, je n’ai peut-être plus le droit d’y toucher. Le curé, très intrigué, ouvre le livre et découvre entre deux pages l’hostie que Chantal y a crachée. Il a un visage stupéfait et bouleversé.
-J’ai craché l’hostie, dit Chantal.
-Je vois, dit le curé d’une voix neutre.
-Vous n’avez jamais vu ça, n’est-ce-pas ? dit Chantal, dure, presque triomphante.
-Non, jamais, dit le curé très calme en apparence.
-Est-ce que vous savez ce qu’il faut faire ? Le curé ferme les yeux un court instant. Il réfléchit ou il prie.
Il dit : -C’est très simple à réparer, Mademoiselle. Mais c’est horrible à commettre. Il se dirige vers l’autel, en portant le livre ouvert. Chantal le suit.
-Non, ce n’est pas horrible. Ce qui est horrible c’est de recevoir l’hostie en état de péché.
-Vous étiez donc en état de péché ?
-Moins que d’autres, mais eux ça leur est égal.
-Ne jugez pas.
-Je ne juge pas, je condamne, dit Chantal avec violence.
-Taisez-vous devant le corps du Christ ! Il s’agenouille devant l’autel, prend l’hostie dans le livre et l’avale.«
Une discussion sur la foi oppose au milieu du livre le curé et un athée obtus nommé Arsegravene : « Quand on est mort, tout est mort ». Cette discussion, dans l’adaptation sur la tombe du même curé, entre Arsegravene et un autre curé termine le film. Cette phrase : « Quand on est mort, tout est mort », devait être la dernière réplique du film, celle qui porte, la seule peut-être que retient le public. Bernanos ne disait pas pour conclure : « Quand on est mort, tout est mort », mais : « Qu’est-ce que cela fait, tout est grâce ».
« Inventer sans trahir », dites-vous, il me semble à moi qu’il s’agit-là d’assez peu d’invention pour beaucoup de trahison. Un détail encore ou deux. Aurenche et Bost n’ont pu faire Le journal d’un curé de campagne parce que Bernanos était vivant. Robert Bresson a déclaré que, Bernanos vivant, il eut pris avec l’œuvre plus de liberté. Ainsi l’on gêne Aurenche et Bost parce qu’on est en vie mais l’on gêne Bresson parce que l’on est mort.
LE MASQUE ARRACHE…
De la simple lecture de cet extrait, il ressort :
1) Un souci d’infidélité à l’esprit comme à la lettre constant et délibéré;
2) Un goût très marqué pour la profanation et le blasphème.
Cette infidélité à l’esprit dégrade aussi bien Le diable au corps, ce roman d’amour qui devient un film anti-militariste et anti-bourgeois, La symphonie pastorale, une histoire de pasteur amoureux, Gide devient du Béatrix Beck, Un Recteur à l’île de Sein dont on troque le titre contre celui équivoque de Dieu a besoin des hommes où les îliens nous sont montrés comme les fameux « crétins » du Terre sans fin de Buñuel.
Quant au goût du blasphème, il se manifeste constamment, de manière plus ou moins insidieuse, selon le sujet, le metteur en scène, voire la vedette.
Je rappelle pour mémoire la scène du confessionnal de Douce, l’enterrement de Marthe dans Le Diable…, les hosties profanées dans cette adaptation du Journal d’un curé de campagne (scène reportée dans Dieu a besoin des hommes), tout le scénario et le personnage de Fernandel dans L’Auberge rouge, la totalité du scénario de Jeux interdits (la bagarre dans le cimetière).
Tout désignerait donc Aurenche et Bost pour être des auteurs de films franchement anti-cléricaux mais comme les films de soutanes sont à la mode, nos auteurs ont accepté de se plier à cette mode ; mais comme il convient – pensent-ils – de ne point trahir leurs convictions, le thèse de la profanation et du blasphème et les dialogues à double entente viennent çà et là prouver aux copains que l’on sait l’art de « rouler le producteur » tout en lui donnant satisfaction, rouler aussi le « grand public » également satisfait.
Ce procédé mérite assez bien le nom d’alibisme ; il est excusable et son emploi est nécessaire à une époque où il faut sans cesse feindre la bêtise pour œuvrer intelligemment mais s’il est de bonne guerre de « rouler le producteur » n’est-il pas quelque peu scandaleux de « re-writer » ainsi Gide, Bernanos, Radiguet ?
En vérité, Aurenche et Bost travaillent, comme tous les scénaristes du monde, comme avant-guerre Spaack ou Natanson. Dans leur esprit, toute histoire comporte les personnages A, B, C, D. A l’intérieur de cette équation, tout s’organise en fonction de critères connus d’eux seuls. Les coucheries s’effectuent selon une symétrie bien concertée, des personnages disparaissent, d’autres sont inventés, le script s’éloigne peu à peu de l’original pour devenir un tout, informe mais brillant, un film nouveau, pas à pas, fait son entrée solennelle dans la Tradition de la Qualité.
SOIT, ME DIRA-T-ON…
On me dira : « Admettons qu’Aurenche et Bost soient infidèles, nierez-vous aussi leur talent ? » Le talent, certes, n’est pas fonction de la fidélité mais je ne conçois d’adaptation valable que celle écrite par un homme de cinéma. Aurenche et Bost sont essentiellement des littérateurs et je leur reprocherai ici de mépriser le cinéma en le sous-estimant. Ils se comportent vis-à-vis du scénario comme l’on croit rééduquer un délinquant en lui trouvant du travail, ils croient toujours avoir « fait le maximum » pour lui en le parant des subtilités, de cette science des nuances qui font le mince mérite des romans modernes. Ce n’est d’ailleurs pas le moindre travers des exégètes de notre art que de croire l’honorer en usant du jargon littéraire. (N’a-t-on pas parlé de Sartre et de Camus pour l’œuvre de Pagliero, de phénoménologie pour celle d’Allégret?)
En vérité, Aurenche et Bost affadissent les œuvres qu’ils adaptent car l’évidence va toujours soit dans le sens de la trahison, soit dans celui de la timidité. Voici un bref exemple : dans Le Diable au corps de Radiguet, François rencontre Marthe sur le quai d’une gare, Marthe sautant, en marche, du train ; dans le film, ils se rencontrent dans l’école transformée en hôpital. Quel est le but de cette équivalence? Permettre aux scénaristes d’amorcer les éléments anti-militaristes ajoutés à l’œuvre, de concert avec Claude Autant-Lara. Or il est évident que l’idée de Radiguet était une idée de mise en scène, alors que la scène inventée par Aurenche et Bost est littéraire. On pourrait, croyez-le bien, multiplier les exemples à l’infini.
IL FAUDRAIT BIEN QU’UN JOUR…
Les secrets ne se gardent qu’un temps, les recettes se divulguent, les connaissances scientifiques nouvelles font l’objet de communications à l’Académie des Sciences et, puisqu’à en croire Aurenche et Bost l’adaptation est une science exacte, il faudrait bien qu’un de ces jours ils nous apprennent au nom de quel critère et en vertu de quel système, de quelle géométrie interne et mystérieuse de l’œuvre, ils retranchent, ajoutent, multiplient, divisent et « rectifient » les chefs-d’œuvre? Une fois émise l’idée selon laquelle ces équivalences ne sont qu’astuces timides pour contourner la difficulté, résoudre par la bande sonore des problèmes qui concernent l’image, nettoyages par le vide pour n’obtenir plus sur l’écran que cadrages savants, éclairages compliqués et photo léchée, le tout maintenant bien vivace la « tradition de la qualité », il est temps d’en venir à l’examen de l’ensemble des films dialogués et adaptés par Aurenche et Bost et de rechercher la permanence de certaines thèses qui expliqueront sans la justifier l’infidélité constante de deux scénaristes aux œuvres qu’ils prennent pour « prétexte » et « occasion ». Résumés en deux lignes, voici comment apparaissent les scénarii traités par Aurenche et Bost :
La Symphonie pastorale : Il est pasteur, il est marié. Il aime et n’en a pas le droit.
Le Diable au corps : Ils font les gestes de l’amour et n’en ont pas le droit.
Dieu a besoin des hommes : Il officie, bénit, donne l’extrême onction et n’en a pas le droit.
Jeux interdits : Ils ensevelissent et n’en ont pas le droit.
Le Blé en herbe : Ils s’aiment et n’en ont pas le droit.
On me dira que je raconte aussi bien le livre, ce que je ne nie pas. Seulement, je fais remarquer que Gide a écrit aussi : La Porte étroite, Radiguet : Le Bal du comte d’Orgel, Colette : La Vagabonde, et qu’aucun de ces romans n’a tenté Delannoy ou Autant-Lara.
Remarquons aussi que les scénarii, dont je ne crois pas utile de parler ici, vont dans le sens de ma théorie : Au delà des grilles, Le Château de verre, L’Auberge rouge… On voit l’habileté des promoteurs de la Tradition de la qualité à ne choisir que des sujets qui se prêtent aux malentendus sur lesquels repose tout le système. Sous le couvert de la littérature – et bien sûr de la qualité – on donne au public sa dose habituelle de noirceur, de non-conformisme, de facile audace.
L’INFLUENCE D’AURENCHE ET BOST EST IMMENSE…
Les écrivains qui sont venus au dialogue de films ont observé les mêmes impératifs ; Anouilh, entre les dialogues des Dégourdis de la 11e et Un caprice de Caroline chérie, a introduit dans des films plus ambitieux son univers où baigne une âpreté de bazar, avec en toile de fond les brumes nordiques transposées en Bretagne (Pattes blanches). Un autre écrivain, Jean Ferry, a sacrifié à la mode, lui aussi, et les dialogues de Manon eussent tout aussi bien pu être signés d’Aurenche et Bost : « Il me croit vierge et, dans le civil, il est professeur de psychologie ! » Rien de mieux à espérer des jeunes scénaristes. Simplement, ils prennent la relève, se gardant bien de toucher aux tabous. Jacques Sigurd, un des derniers venus au « scénario et dialogue », fait équipe avec Yves Allégret. Ensemble, ils ont doté le cinéma français de quelques uns de ses plus noirs chefs-d’oeuvre : Dédée d’Anvers, Manèges, Une si jolie petite plage, Les Miracles n’ont lieu qu’une fois, La jeune folle. Jacques Sigurd a très vite assimilé la recette, il doit être doué d’un admirable esprit de synthèse car ses scénarii oscillent ingénieusement entre Aurenche et Bost, Prévert et Clouzot, le tout légèrement rajeuni. La religion n’a jamais de part mais le blasphème fait toujours timidement son entrée grâce à quelques enfants-de-Marie ou quelques bonnes-sœurs qui traversent le champ au moment où leur présence est la plus inattendue (Manèges, Une si jolie petite plage). La cruauté par quoi on ambitionne de « remuer les tripes du bourgeois » trouva sa place dans des répliques bien senties du genre : « il était vieux, il pouvait crever » (Manèges). Dans Une si jolie petite plage Jane Marken envie la prospérité de Berck à cause des tuberculeux qui s’y trouvent : leur famille vient les voir et ça fait marcher le commerce ! (On songe à la prière du Recteur de l’Ile de Sein).
Roland Laudenbach, qui semblerait plus doué que la plupart de ses confrères, a collaboré aux films les plus typiques de cet état d’esprit : La Minute de vérité, Le Bon Dieu sans confession, La Maison du silence. Robert Scipion est un homme de lettres doué ; il n’a écrit qu’un livre : un livre de pastiches ; signes particuliers : la fréquentation quotidienne des cafés de Saint-Germain-des-Prés, l’amitié de Marcel Pagliero que l’on nomme le Sartre du cinéma, probablement parce que ses films ressemblent aux articles des Temps Modernes. Voici quelques répliques des Amants de Brasmort, film populiste dont des mariniers sont les » héros », comme les dockers étaient ceux de Un homme marche dans la ville : « Les femmes des amis c’est fait pour coucher avec. » « Tu fais ce qui te rapporte ; pour ça tu monterais sur n’importe qui, c’est le cas de le dire. »
Dans une seule bobine du film, vers la fin, on peut entendre en moins de dix minutes les mots de : « grue, putain, salope, et connerie « est-ce cela le réalisme ?
ON REGRETTE PREVERT…
considérer l’uniformité et l’égale vilénie des scénarii d’aujourd’hui, on se prend à regretter les scénarii de Prévert. Lui croyait au diable, donc en Dieu, et si la plupart de ses personnages étaient par son seul caprice chargés de tous les péchés de la création, il y avait toujours de la place pour un couple sur qui, nouveaux Adam et Eve, le film terminé, l’histoire allait mieux recommencer.
REALISME PSYCHOLOGIQUE, NI REEL, NI PSYCHOLOGIQUE…
Il n’y a guère que sept ou huit scénaristes à travailler régulièrement pour le cinéma français. Chacun de ces scénaristes n’a qu’une histoire à raconter et comme chacun n’aspire qu’au succès des « deux grands », il n’est pas exagéré de dire que les cent et quelques films français réalisés chaque année racontent la même histoire : il s’agit toujours d’une victime, en général un cocu. (Ce cocu serait le seul personnage sympathique du film s’il n’était toujours infiniment grotesque : Blier-Vilbert, etc.). La rouerie de ses proches et la haine que se vouent entre eux les membres de sa famille, amène le « héros » à sa perte ; l’injustice de la vie, et, en couleur locale, la méchanceté du monde (les curés, les concierges, les voisins, les passants, les riches, les pauvres, les soldats, etc.).
Distrayez-vous, pendant les longues soirées d’hiver, en cherchant des titres de films français qui ne s’adaptent pas à ce cadre et, pendant que vous y êtes, trouvez parmi ces films ceux où ne figure pas dans le dialogue cette phrase, ou son équivalent, prononcée par le couple le plus abject du film: « C’est toujours eux qui ont l’argent (ou la chance, ou l’amour, ou le bonheur), ah ! c’est trop injuste à la fin ». Cette école qui vise au réalisme le détruit toujours au moment même de le capter enfin, plus soucieuse qu’elle est d’enfermer les êtres dans un monde clos, barricadé par les formules, les jeux de mots, les maximes, que de les laisser se montrer tels qu’ils sont, sous nos yeux. L’artiste ne peut dominer son œuvre toujours. Il doit être parfois Dieu, parfois sa créature. On connaît cette pièce moderne dont le personnage principal, normalement constitué lorsque sur lui se lève le rideau, se retrouve cul-de-jatte à la fin de la pièce, la perte successive de chacun de ses membres ponctuant les changements d’actes. Curieuse époque où le moindre comédien raté use du mot kafkaïen pour qualifier ses avatars domestiques. Cette forme de cinéma vient tout droit de la littérature moderne, mi-« kafkaïenne », mi-bovaryste ! Il ne se tourne plus un film en France que les auteurs ne croient refaire Madame Bovary. Pour la première fois dans la littérature française, un auteur adoptait par rapport à son sujet l’attitude lointaine, extérieure, le sujet devenant comme l’insecte cerné sous le microscope de l’entomologiste. Mais si, au départ de l’entreprise, Flaubert avait pu dire : « Je les roulerai tous dans la même boue – étant juste » (ce dont les auteurs d’aujourd’hui feraient volontiers leur exergue), il dut déclarer après coup : « Madame Bovary c’est moi » et je doute que les mêmes auteurs puissent reprendre cette phrase et à leur propre compte !
MISE EN SCENE, METTEUR EN SCENE, TEXTES…
L’objet de ces notes se limite à l’examen d’une certaine forme de cinéma du seul point de vue des scénarii et des scénaristes ; mais il convient, je pense, de bien préciser que les metteurs en scène sont et se veulent responsables des scénarii et dialogues qu’ils illustrent. Films de scénaristes, écrivais-je plus haut, et ce n’est certes pas Aurenche et Bost qui me contrediront. Lorsqu’ils remettent leur scénario, le film est fait ; le metteur en scène, à leurs yeux, est le monsieur qui met des cadrages là-dessus… et c’est vrai, hélas ! J’ai parlé de cette manie d’ajouter partout des enterrements et pourtant la mort est toujours escamotée dans ces films. Souvenons-nous de l’admirable mort de Nana ou d’Emma Bovary, chez Renoir ; dans La Pastorale, la mort n’est qu’un exercice de maquilleur et de chef opérateur; comparez un gros plan de Michèle Morgan morte dans La Pastorale, de Dominique Blanchard dans Le Secret de Mayerling et de Madeleine Sologne dans L’Eternel retour : c’est le même visage ! Tout se passe après la mort.
Citons enfin cette déclaration de Delannoy qu’avec perfidie nous dédions aux scénaristes français : Quand il arrive que des auteurs de talent, soit par esprit de lucre, soit par faiblesse, se laissent aller un jour à écrire pour le cinéma, ils le font avec le sentiment de s’abaisser. Ils se livrent plus à une curieuse tentative vers la médiocrité, soucieux qu’ils sont de ne pas compromettre leur talent et convaincus que, pour écrire au cinéma, il faut se faire comprendre par le bas. (La Symphonie pastorale ou L’Amour du métier, revue Verger, novembre 1947). Il me faut sans attendre dénoncer un sophisme qu’on ne manquerait pas de m’opposer en guise d’argument : « Ces dialogues sont prononcés par des gens abjects et c’est pour mieux stigmatiser leur vilénie que nous leur prêtons ce dur langage. C’est là notre façon d’être des moralistes ». A quoi je réponds : « il est inexact que ces phrases soient prononcées par les plus abjects des personnages.
Certes, dans les films « réalistes psychologiques » il n’y a pas que des êtres vils, mais tant se veut démesurée la supériorité des auteurs sur leurs personnages que ceux qui d’aventure ne sont pas infâmes, sont au mieux infiniment grotesques ». Enfin, ces personnages abjects, qui prononcent des phrases abjectes, je connais une poignée d’hommes en France qui seraient incapables de les concevoir, quelques cinéastes dont la vision du monde est au moins aussi valable que celle d’Aurenche et Bost, Sigurd et Jeanson. Il s’agit de Jean Renoir, Robert Bresson, Jéan Cocteau, Jacques Becker, Abel Gance, Max Ophuls, Jacques Tati, Roger Leenhardt ; ce sont pourtant des cinéastes français et il se trouve – curieuse coïncidence – que ce sont des auteurs qui écrivent souvent leur dialogue et quelques-uns inventent eux-mêmes les histoires qu’ils mettent en scène.
ON ME DIRA ENCORE…
« Mais pourquoi – me dira-t-on – pourquoi ne pourrait-on porter la même admiration à tous les cinéastes qui s’efforcent d’œuvrer au sein de cette Tradition de la Qualité que vous gaussez avec tant de légèreté ? Pourquoi ne pas admirer autant Yves Allegret que Becker, Jean Delannoy que Bresson, Claude Autant-Lara que Renoir ? » Eh bien je ne puis croire à la co-existence pacifique de la Tradition de la Qualité et d’un cinéma d’auteurs. Au fond Yves Allegret, Delannoy ne sont que les caricatures de Clouzot, de Bresson. Ce n’est pas le désir de faire scandale qui m’amène à déprécier un cinéma si loué par ailleurs. Je demeure convaincu que l’existence exagérément prolongée du réalisme psychologique est la cause de l’incompréhension du public devant des œuvres aussi neuves de conception que Le Carrosse d’or, Casque d’or, voire Les Dames du Bois de Boulogne et Orphée.
Vive l’audace certes, encore faut-il la déceler où elle est vraiment. Au terme de cette année 1953, s’il me fallait faire une manière de bilan des audaces du cinéma français, n’y trouveraient de place ni le vomissement des Orgueilleux, ni le refus de Claude Laydu de prendre le goupillon dans Le Bon Dieu sans confession, ni même les rapports pédérastiques des personnages du Salaire de la peur, mais bien plutôt la démarche de Hulot, les soliloques de la bonne de La Rue de l’Estrapade, la mise en scène du Carrosse d’or, la direction d’acteurs dans Madame de, et aussi les essais de polyvision d’Abel Gance. On l’aura compris, ces audaces sont celles d’hommes de cinéma et non plus de scénaristes, de metteurs en scène et non plus de littérateurs. Je tiens par exemple pour significatif l’échec qu’ont rencontré les plus brillants scénaristes et metteurs en scène de la Tradition de la Qualité lorsqu’ils abordèrent la comédie : Ferry- Clouzot : Miquette et sa mère, Sigurd-Boyer: Tous les chemins mènent à Rome, Scipion-Pagliero : La Rose rouge, Laudenbach- Delannoy: La Route Napoléon, Aurenche-Bost-Autant-Lara: L’Auberge rouge ou si l’on veut Occupe-toi d’Amélie. Quiconque s’est essayé un jour à écrire un scénario ne saurait nier que la comédie est bien le genre le plus difficile, celui qui demande le plus de travail, le plus de talent, le plus d’humilité aussi.
TOUS DES BOURGEOIS…
Le trait dominant du réalisme psychologique est sa volonté anti-bourgeoise mais qui sont Aurenche et Bost, Sigurd, Jeanson, Autant-Lara, Allegret sinon des bourgeois, et qui sont les cinquante mille nouveaux lecteurs que ne manquent pas d’amener chaque film tiré d’un roman sinon des bourgeois ? Quelle est donc la valeur d’un cinéma anti-bourgeois fait par des bourgeois, pour des bourgeois ? Les ouvriers, on le sait bien, n’apprécient guère cette forme de cinéma même lorsqu’elle vise à se rapprocher d’eux. Ils ont refusé de se reconnaître dans les dockers d’Un homme marche dans la ville comme dans les mariniers des Amants de bras-mort. Peut-être faut-il envoyer les enfants sur le palier pour faire l’amour mais leurs parents n’aiment guère à se l’entendre dire, surtout au cinéma même avec « bienveillance ». Si le public aime à s’encanailler sous l’alibi de la littérature, il aime aussi à le faire sous l’alibi du social. Il est instructif de considérer la programmation des films en fonction des quartiers de Paris. On s’aperçoit que le public populaire préfère peut-être les naïfs petits films étrangers qui lui montrent les hommes « tels qu’ils devraient être » et non pas tels qu’Aurenche et Bost croient qu’ils sont.
COMME ON SE REFILE UNE BONNE ADRESSE…
Il est toujours bon de conclure, ça fait plaisir à tout le monde. Il est remarquable que les « grands » metteurs en scène et les « grands » scénaristes ont tous fait longtemps des petits films et que le talent qu’ils y mettaient ne suffisait pas à ce qu’on les distinguât des autres (ceux qui n’y mettaient pas de talent). Il est remarquable aussi que tous sont venus à la qualité en même temps, comme on se refile une bonne adresse. Et puis un producteur – et même un réalisateur – gagne plus d’argent à faire Le Blé en herbe que Le Plombier amoureux. Les films « courageux » se sont révélés très rentables. La preuve : un Ralph Habib renonçant brusquement à la demi-pornographie, réalise Les Compagnes de la nuit et se réclame de Cayatte.
Or, qu’est-ce qui empêche les André Tabet, les Companeez, les Jean Guitton, les Pierre Véry, les Jean Laviron, les Ciampi, les Grangier de faire, du jour au lendemain, du cinéma intellectuel, d’adapter les chefs-d’oeuvre (il en reste encore quelques-uns) et, bien sûr, d’ajouter des enterrements un peu partout ? Alors ce jour-là nous serons dans la « tradition de la qualité » jusqu’au cou et le cinéma français, rivalisant de « réalisme psychologique« , d' »âpreté« , de « rigueur« , d' »ambiguïté« , ne sera plus qu’un vaste enterrement qui pourra sortir du studio de Billancourt pour entrer plus directement dans le cimetière qui semble avoir été placé à côté tout exprès pour aller plus vite du producteur au fossoyeur. Seulement, à force de répéter au public qu’il s’identifie aux « héros » des films, il finira bien par le croire et le jour où il comprendra que ce bon gros cocu aux mésaventures pour lequel on le sollicite de compatir (un peu) et de rire (beaucoup) n’est pas comme il le pensait son cousin ou son voisin de palier mais lui-même, cette famille abjecte, sa famille, cette religion bafouée, sa religion, alors ce jour-là il risque de se montrer ingrat envers un cinéma qui se sera tant appliqué à lui montrer la vie telle qu’on la voit d’un quatrième étage de Saint-Germain-des-Prés.
Certes, il me faut le reconnaître, bien de la passion et même du parti pris présidèrent à l’examen délibérément pessimiste que j’ai entrepris d’une certaine tendance du cinéma français. On m’affirme que cette fameuse école du réalisme psychologique « devait exister pour que puissent exister à leur tour Le Journal d’un curé de campagne, Le Carrosse d’or, Orphée, Casque d’or, Les Vacances de Monsieur Hulot. Mais nos auteurs qui voulaient éduquer le public doivent comprendre que peut-être ils l’ont dévié des voies primaires pour l’engager sur celles, plus subtiles, de la psychologie, ils l’ont fait passer dans cette classe de sixième chère à Jouhandeau mais il ne faut pas faire redoubler une classe indéfiniment !
François Truffaut