En 1958, Les cahiers du cinéma et François Truffaut désignait L’Aurore comme « le meilleurs film du monde ». Cette anecdote trottait dans un coin de ma tête sans que je puisse la commenter, n’ayant vu le film. Mais la lacune est désormais comblée. Et maintenant je peux, effectivement, dire que j’ai vu un des plus beau film du monde.
L’Aurore a été réalisée en 1927 par Friedrich-Wilhelm Murnau. Les américains, épatés par sa maîtrise particulièrement sensible de l’espace dans le sublime Nosferatu, lui confièrent les clés de Hollywood pour mettre en scène cette adaptation d’une nouvelle de Sudermann. Murnau réalisa ainsi L’Aurore pour Hollywood mais avec une équipe essentiellement germanique. Le résultat est d’une fulgurante beauté.
Un fermier est séduit par une jeune femme élégante venue de la ville. Elle le pousse à assassiner son épouse pour qu’il la rejoigne…
Les premiers plans annonce la couleur. L’Aurore est un film novateur, audacieux, avec un travail esthétique indéniable. Le film d’emblée fascine par cette enchevêtrement de plans. La surimpression de ses plans donne une sensation de vertige. Une femme arrive de la ville. La campagne inévitablement l’ennuie. Elle va tout emporter sur son passage. La recherche formelle est éloquente mais est au service de l’intrigue. Murnau n’épate pas la galerie par son sens de la mise en scène mais, au contraire, enrichit par elle son récit.
Avant même que l’on découvre les intentions troubles de la jeune femme, un plan l’érige en femme fatale. Elle est habillée élégamment, la jupe fendue. Elle présente son pied à sa servante qui lui cire la chaussure. Mademoiselle se fait belle et dégage une sensualité sombre.
La voilà ensuite qui déambule dans le jardin et siffle pour faire remarquer sa présence au voisin. Ces scènes sont particulièrement sombres. Le personnage du mari joue de manière à faire percevoir une certaine tension. Murnau dramatise à outrance car c’est à partir de là que se joue le noir destin des personnages.
Le fermier est évidemment séduit par cette femme venue de la ville. Elle est raffinée, élégante. Il n’a d’autre choix que de céder à son emprise.
Leur rencontre dans les marais est une scène essentielle et magique. C’est ici que tout va se nouer. Et la dramatisation de cette séquence touche au génie pur. La fille de la ville joue le jeu de l’amour au fermier conquis. Ils se disent des mots d’amour. Leur union est pourtant impossible. Elle lui demande de la suivre. Elle l’encourage à noyer son épouse, s’en débarrasser pour que plus aucun obstacle ne se présente à eux.
Murnau surimprime des plans de la ville pour faire comprendre qu’elle lui fait miroiter le rêve citadin. Ces surimpressions sont absolument magiques (celle par exemple ou la fille danse avec en surimpression un orchestre de jazz.) Parallèlement à ça, le fermier se frappe là tête. Le voilà placés face à ses contradictions. Il ne peut concevoir d’assassiner son épouse en même temps que ce rêve citadin, la beauté de cette femme vampirique le fascine.
Plus tard, nous le retrouvons seul. Il lutte contre ces pensées criminelles. Murnau joue encore de la surimpression des plans. Nous voyons ainsi à l’écran la fille de la ville chercher le baiser du fermier. Ce ne sont que des surimpressions mais elles suggèrent le fantasme du héros. Il est seul mais ses pensées se débattent entre elle. Il perd la tête, il semble comme pris de folie. La culpabilité le ronge. Autant que cette emprise que cette femme à sur lui. Il se frappe la tête pour la chasser de son esprit.
Finalement il cède et invite effectivement son épouse à une promenade en barque. Sur le bateau, on le sent toujours assaillis par ses contradictions. Ses désirs, ses peurs. Quand il se lève pour la pousser dans l’eau, on le voit transformer en monstre de haine et de détermination. L’effroi de son épouse et palpable. Une cloche sonne. Elle est comme le gong qui le réveille et le ramène à la réalité. Il arrive à quai. Son épouse fuit. Il a comprit sa faute. Il lui courre après pour se faire pardonner. Il la rattrape sur le tramway. La tension dramatique est énorme. Le tramway arrive en ville. La femme poursuit sa fuite.
Elle trouve refuge dans l’église. Là elle est coincée. Les voilà face à face. En arrière plan, on célèbre une noce. Montage parallèle : il implore son pardon. Elle cède. Leur union est comme de nouveau célébrée. Ils sortent de l’Eglise comme un couple de jeune marié. Cette scène n’est pas une facilité de scénario mais un symbole fort de la renaissance de leur amour.
Le couple réapprend à se connaître. Au début du film, Murnau les montrait indifférent à la présence de l’autre. Là, ils se regardent de nouveau, ils communient. Elle lui suggère de se raser, qu’il serait plus beau.
La scène du barbier est un moment important dans leur parcours initiatique, la reconstruction de leur relation. Le mari se fait raser la barbe. Une manucure s’approche de lui et tente manifestement de le séduire sous le regard même de sa femme. Elle lui prend une main, la caresse et lui fait entendre qu’il serait le plus séduisant des hommes s’il se laissait faire. Mais il résiste et la chasse sans préavis. Sa réponse est instinctive. Ce n’est pas un calcul par rapport à la présence de sa femme. Non, il est réellement retomber amoureux d’elle. Et elle, justement, est visiblement flattée et soulagée par ce comportement.
Parallèlement, un dandy s’assied à côté de la fermière. Il cherche à la séduire et elle s’en offusque. Le barbier libère le mari qui voit cette scène se dérouler devant lui. Furieux, il affronte l’homme, l’intimide avec un couteau. Il protège celle qu’il aime.
Second moment important, la scène du photographe. Devant l’objectif de ce dernier, ils paraissent épanouis, il n’y a aucun doute à leur amour. Ce qui est encore plus intéressant dans cette séquence, c’est ce qui se passe quand le photographe s’éclipse pour développer les photos. Le couple en profite pour s’éteindre avec passion. Dans leur exubérances, ils font tombés une statue de valeur et la casse. Ils paniquent, cherchent à réparer leur faute. Le photographe réapparaît, ils arrivent à lui dissimuler leur bêtise. Cette scène est importante car elle marque leur incontestable complicité. Et la photo que le photographe a pris d’eux le confirme. Ils sont en totale harmonie.
La scène du restaurant à aussi une place essentielle. Un sanglier sème le trouble dans le restaurant, le fermier l’attrape et l’empêche de poursuivre son entreprise de destruction. Il est ainsi acclamé par tout le restaurant. La direction, en l’honneur de son action, demande à l’orchestre de jouer une chanson paysanne. Le fermier à d’abord honte. Mais son épouse l’entraîne et ensemble ils dansent. Le fermier, d’une certaine manière, fait son deuil de la ville et se réaffirme en tant que paysan.
A leur retour à la campagne, ils embarquent de nouveau pour ce qui doit être, cette fois, une croisière amoureuse. Mais le destin est cruel et une tempête gronde. La séquence de la tempête, spectaculaire et grandiose, est d’une intensité remarquable. Le fermier fait tous les efforts possibles pour protéger sa bien-aimée mais la barque finit par chavirer. Ils se perdent dans le tumulte des vagues. Il échoue finalement sur la berge. Il crie de tout son être dans l’espoir d’entendre les appels au secours de son épouse. Elle ne répond pas. En revanche, tout le village se lève dans la nuit et part apporter son aide, part rechercher la naufragée. La séductrice responsable de tous ces évènements est aussi réveillée et surveille au loin ce qui se passe avec un rictus de satisfaction. Les heures passent et la fermière n’est pas retrouvée.
Le mari, désespéré, rentre chez lui et pleure la perte de celle qu’il avait reconquis. La femme de la ville arrive, le siffle pour qu’il la rejoigne. Elle croit que son plan a fonctionné. Il sort, oui, mais bouillonnant de rage. Il lui coure après, la rattrape et tente de l’assassiner en l’étranglant. Il sert de plus en plus fort puis relâche son étreinte lorsqu’il voit et entend sa belle mère hurler quelque chose. Il relâche sa « sorcière » et cours en direction du quai. Un pêcheur a retrouvé son épouse. Elle est affaiblit mais elle vit. On la transporte à son lit. Le mari arrive à son chevet. Le pêcheur raconte son histoire et cherche en guise de récompense le baiser de la belle-mère. La femme du pêcheur lui assène un petit coup pour le ramener à la raison. Ultime clin d’œil pour une histoire présentée en ouverture comme universelle et intemporelle.
Le dernier plan montre le soleil se lever au dessus de la demeure du fermier. « It’s a new day, it’s a new dawn, it’s a new life for [them]” comme dirait une chanson de Muse.
En tous les cas, L’Aurore est un film en tout point parfait, en tout point magique. Poème sombre et optimiste, L’Aurore se regarde d’abord comme une métaphore des rapports amoureux. Murnau en saisit toute la substance et sa mise en scène et en adéquation avec la dramaturgie du récit. Les décors de la ville sont grandiose et rendent compte du malaise des personnages. Tout est pensé, en adéquation avec les situations décrites. L’audace formelle de Murnau, ses choix de cadrages, la légèreté de sa caméra (nous sommes en 1927 !!), son travail sur la lumière, les choix de montages etc. tout concours à faire de L’Aurore le monument de cinéma qu’il est sans conteste.
Benoît Thevenin
L’Aurore – Note pour ce film :
Sortie française le 11 octobre 1928