Quand Jackie Brown débarque, quatre ans après la claque Pulp Fiction, l’attente est forte autour de l’orientation que va prendre la carrière du jeune cinéaste. Tarantino prend son temps et le film qu’il finit par livrer n’est ni plus ni moins que l’anti-Pulp Fiction par excellence.
Dix ans après la sortie de Jackie Brown et quatre films supplémentaires, le troisième long-métrage de Tarantino nous apparait encore comme le seul de ses films issu de l’imagination d’un autre. Jackie Brown est l’adaptation de Punch Creole d’Elmore Leonard dans lequel l’héroïne se nomme Jackie Burke et est une femme blanche. Si le nom du personnage et sa couleur de peau ont changé c’est pour rendre hommage à celle qui fût Foxy Brown sous la caméra de Jack Hill plus de vingt ans auparavant.
Plus généralement, Jackie Brown constitue un hommage au cinéma de la blacksploitation, dont Pam Grier fût la principale égérie, et qui a largement nourrit la passion cinéphage de Tarantino losqu’il n’était qu’un ado dans la banlieue de Los Angeles. Et c’est d’ailleurs dans ces rues là que Jackie Brown va se dérouler…
Jackie Brown se démarque dès les premières images des précédentes oeuvres du cinéaste. Celle qui sera l’héroïne centrale du film, débarque, cette fois si littéralement, de son avion. Elle est une hôtesse de l’air qui se laisse transporter par un tapis roulant typique des aéroports et la caméra l’accompagne en travelling et plan rapproché. La mise en bouche est là bien plus sobre que les ouvertures de ses autres films, dans lesquels nous étions plongés directement dans le cours de savantes discussions immédiatement contre-balancées par de soudaines montées d’adrénaline (une fuite en voiture dans Reservoir Dogs, une attaque à main armée dans Pulp Fiction).
Là, Tarantino prend ses distances avec ce modèle. La caméra prend son temps de suivre le personnage, sans cut pour tout gâcher de l’élégance de ce premier plan. La séquence suivante nous projette sur le canapé d’un appartement de L.A ou trois personnages laissent filer le temps à ne rien faire sinon regarder une vidéo de présentation d’armes à feu. Ordell (Samuel L. Jackson) est un petit trafiquant qui alimente en artillerie les dealers soucieux de se faire respecter et de marquer leurs territoires. Pour lui, Jackie Brown fait la mule entre le Mexique et la Californie mais elle se fait coincer par les flics qui lui demande de coopérer. Jackie n’a ni envie de faire de la prison, ni envie d’être liquidée pour avoir parlé. Elle a atteint un âge ou il n’est plus question pour elle d’essuyer la merde des autres. Voila arrivé le moment idéal de s’affranchir de toutes contraintes, des chaînes de son boulot d’hôtesse d’une abominable compagnie low-cost qui l’exploite pour trois sous, des chaînes de son passé qui la pourchasse, des chaînes de son présent parce que son destin et inexorablement lié à celui d’Ordell.
Les premières minutes du film nous installent dans une ambiance, celle de la blacksploitation donc, et on ressent vraiment comme une impression old school et nostalgique, pas seulement du fait de l’utilisation de standard de la soul. L’action de Jackie Brown est sensée se dérouler en 1995 mais on a plutôt le sentiment d’un cadre temporel plus lointain. Clairement, Jackie Brown est un film nostalgique : d’une époque et de lieux ou le cinéaste à grandi, d’un cinéma marginal dont il était client et qui n’existe plus, d’acteurs oubliés qu’il rescussite (Pam Grier, Robert Forster). Les répères temporels sont plus ou moins brouillés. On trouve assez peu d’élémentq qui nous renvoie à une quelconque modernité et le travail de photographie est justement là pour nous réinstaller dans l’ambiance visuelle des années 70.
Jackie Brown est l’anti Pulp Fiction pour cette première raison, parce qu’il regarde dans le rétro quand son précédent film préfigurait le cinéma à venir. Dans Pulp Fiction, les scènes de violences sont constantes et spectaculaires. Elles sont telles des explosions soudaines. Là, Tarantino pose son style. Les digressions verbales sont toujours là, et toujours savoureuses, mais de façon plus générale, Tarantino prend surtout le temps de structurer son intrigue classiquement, de définir et développer les personnages, sans les abandonner en chemin. La violence surgit encore, mais avec plus de distance. Les coups de feu ne s’échangent plus, mais ponctuent très méticuleusement une narration qui ne compte finalement que 2 ou 3 morts violentes. Avec Jackie Brown, Tarantino démontre sa capacité à s’adapter à son propos. Il n’est plus le gosse surexité de des deux précédents films. Tarantino opère à un authentique travail de cinéaste, dans un sens très classique, ou le temps est pris de construire chaque action dans son déroulement complet. Exemple emblématique, cette longue séquence ou Ordell va chercher Beaumont chez lui, le convainc de monter dans son coffre (notons au passage que l’image de la contre-plongée depuis le coffre d’une voiture est commune à tous ses films), monte dans le véhicule, écoute une chanson, emprunte un terrain-vague, puis l’exécute enfin de deux balles. Tarantino dilate le temps, et investit aussi l’espace. Le meurtre est filmé de manière lointaine, par le moyen d’une grue en plan d’ensemble. La mort de Beaumont, aboutissement de la séquence, est filmée dans un refus du spectaculaire qui souligne avec force cette volonté manifeste de Tarantino d’élargir absolument tous les espaces (temps et lieu).
Le film converge ainsi lentement mais sûrement vers le moment clé ou se joue l’enjeu principale de l’histoire, l’arnaque par Jackie Brown. L’action s’établit dans le cadre impersonnel et quasi intemporel d’un centre commercial, entre la caféteria et une boutique de prêt-à-porté. Le cinéaste choisit d’exploser subitement sa narration. La séquence du centre commercial sera vue trois fois, selon le regard de trois personnages différents. Dans ce dernier acte du film, Tarantino réadopte un principe entrevu dans ses précédents films et hérité sans doute du Rashomon de Kurosawa. Mais par ce choix, Tarantino affirme encore plus son application à décrire minutieusement son intrigue jusque dans le moindre détail. Ainsi, dans Jackie Brown, rien n’échappe au control du cinéaste, et par là même, rien n’échappe non plus au spectateur, témoin d’une narration déroulée à la perfection dans son moindre cheminement et jusqu’à son terme. Une chose que l’on ne pouvait certainement pas constater dans les deux autres opus alors déjà réalisés par Tarantino.
Jackie Brown affirme une ambition de cinéma tout à fait différente de ses précédents films et qui à comme tendance à couper l’herbe sous le pied de ses détracteurs. On pouvait accuser Tarantino d’être gourmand, incontrôlable, chien-fou mais Jackie Brown prouve d’un seul coup sa science réel du rythme d’un film et de la maitrise d’un sujet, d’une narration, d’une mise en scène. Tarantino impressionne moins directement mais ses plans apparaissent quand même vite comme assez soignés pour fournir l’imagerie qui s’inscrira durablement dans la rétine du spectateur. Le film est même encore meilleur que cela, puisque par la force de son propos ou il décrit avec une belle justesse les questions existentialistes qui assaillent l’héroïne, Tarantino réussit aussi à nous émouvoir. La conclusion est d’ailleurs sublime, une scène entre Pam Grier et Robert Forster, les deux acteurs remis sur le devant de la scène par le cinéaste, et qui n’arrivent pas complètement à se dire qu’ils s’aiment et qu’ils veulent être ensemble. L’hésitation de Robert Forster est poignante, comme l’était déjà d’une autre manière ce moment ou il rencontre pour la permière fois Jackie. La subtilité de la démarche de Tarantino sur ce film est toute entière contenue dans cette conclusion, dans le murmure des paroles d’Accross 110th Street de Bobby Womack, la chanson entendue en ouverture et qui résonne encore depuis l’auto-radio dans cette belle fin…
Benoît Thevenin
Jackie Brown – Note pour ce film :
Sortie française le 1er avril 1998
Sans doute le film le plus fascinant de Tarantino avec Pulp Fiction, l’analyse est très juste. C’est vrai qu’on sent déjà l’ambition de faire du vrai cinéma, tout en gardant ce ton hyper référentiel…