Les Carabiniers, sans doute le moins connu des films de Jean-Luc Godard période Karina, justement peut-être, en partie du moins, parce que le cinéaste n’y dirige pas son égérie alors qu’ils restent sur trois films consécutifs ensemble. Aucune autre tête d’affiche ne vient porter le film et Les Carabiniers aura en sus été très mal accueilli à sa sortie. Pour autant, on est loin d’avoir affaire à un film inintéressant.
Godard poursuit dans une veine très didactique et théâtrale, prolongeant ainsi quelque peu sa méthode pour Vivre sa vie. Le cinéaste commence à se refuser à la tentation romanesque de ses premiers films, qui est encore présente dans Vivre sa vie d’ailleurs, et qui sera tout autant palpable dans quelques uns de ceux à venir, Le Mépris et Pierrot le fou notamment. Mais ca ne l’empêche pas de porter de plus en plus violemment des charges contre l’ordre politique et moral de la société.
Pamphlet contre la guerre, Les Carabiniers semble en faire l’éloge. On peut comprendre que le film perturba ses spectateurs à sa sortie, non pas qu’il soit douteux dans ses partis pris, mais parce qu’il nous pousse dans nos retranchements, impose une violence morale effectivement révoltante. Il semble faire l’éloge de la guerre, du fait même de son sujet et à partir du moment ou on ne prend pas en compte le cynisme de cette démonstration… Au coeur d’un royaume imaginaire et en guerre, deux carabiniers viennent trouver deux jeunes frères dans un village isolé, perdu, et sans ressource, afin de les mobiliser pour la guerre sur ordre du Roi. Ils promettent richesse, gloire, émerveillement et les deux garçons commencent à être fascinés. La guerre, c’est fantastique : on peut piller, violer, détruire, tuer à volonté : On peut partir du restaurant sans payer ? Bien sûr ! Voler et casser les lunettes des personnes âgés ? Evidemment ! Massacrer des enfants ? Tout ce que vous voulez…
Les deux jeunes paysans sont assez idiots pour ne jamais s’accorder la moindre distance par rapport à ce qu’ils disent ou ce qu’ils font. Les actes de guerre les plus cruels sont évoqués de la manière la plus triviale, au plus simple degré. La guerre induit la négation de toute humanité, la dissolution absolue de toute barrière morale, surtout que les deux anti-héros sont deux jeunes paysans sans aucune éducation et par la même soumis à toutes les manipulations possibles.
Le film est court et simple dans sa forme. Un premier acte dépouillé, ou les personnages évoluent comme sur une scène de théâtre. Il n’y a pas de décor, juste l’étendue des champs. Quand les deux paysans partent ensuite en guerre, Godard montre ses personnages en train de se livrer à quelques actes de barbarie. Les images de fiction se mélangent à des images documentaires issues des actualités cinématographiques. Godard relie ainsi sa guerre imaginaire aux tragédies modernes. Dans cette seconde partie, ou les personnages se contentent de détruire et piller tout ce qu’ils trouvent sur leurs passages, Godard utilise aussi de nombreux intertitres. Ces cartons révèlent en fait les lettres écrites par les deux paysans à leurs épouses : « Nous avons spolié bien des choses, violés des tas de femmes, tout va bien… » racontent-ils à chaque fois en substance. Ces extraits de lettres, Godard les a recopié mot à mot de lettres de soldats encerclés à Stalingrad, de hussards de Napoléon ou de circulaires de la Gestapo…
Troisième acte, les deux paysans regagnent leur campagne et énumère leurs conquêtes. Quand la Guerre sera finie, c’est à dire quand le Roi aura vaincu son ennemi, tout ce sur quoi ils ont mis la main, y compris des monuments comme l’Arc de Triomphe par exemple, sera leur propriété…
Avec Les Carabiniers, Godard se tourne de plus en plus vers le théâtre. Il se débarasse de plus en plus ostensiblement des artifices de la mise en scène. Cette aspiration au théâtre, on la retrouvait déjà dans Une femme est une femme, également dans Vivre sa vie. En dépouillant ainsi son cinéma, il amorce un virage qui sera pris radicalement quelques années plus tard. Godard se concentre sur son propos, use de citations, de métaphores et symboles plus ou moins subtiles, et nous oblige à la réflexion. Pour Les Carabiniers, la démonstration est particulièrement percutante, pour un pamphlet contre les bouchers belliqueux dès plus virulent.
Il ne s’agit alors peut-être pas du film le plus célèbre de son auteur, mais il porte en lui les germes de ce qui fera le cinéma de Godard bientôt…
Benoît Thevenin
Les Carabiniers – Note pour ce film :