Alphaville, une étrange histoire de Lemmy Caution de Jean-Luc Godard (1965)

Alphaville


«Il arrive que la réalité soit trop complexe pour la transmission orale. La légende la retransmet sous une forme qui permet de courir le monde».

Avec Alphaville, Jean-Luc Godard conjugue polar (avec un héros à la Bogart) et anticipation. Il réalise en même temps son hommage à l’expressionnisme allemand et Murnau, qu’il cite indirectement plutôt que Lang. Même s’il a déjà  démontré son goût pour la série B et le cinéma policier (A bout de souffle, Bande à part), Alphaville constitue une petite curiosité dans le parcours emprunté jusqu’alors par le cinéaste. On ne fait pas là allusion au genre qu’il aborde, mais plutôt à ce choix quelque peu curieux peut-être de prolonger les aventures de Lemmy Caution au cinéma.

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Lemmy Caution est un détective privé, héros des romans de série noire de l’écrivain britannique Peter Cheney. Avant Alphaville, près d’une dizaine de ses ouvrages avaient déjà été portés à l’écran, souvent par Bernard Borderie et (presque) toujours avec Eddie Constantine dans la peau du héros.

Sous-titré « une étrange aventure de Lemmy Caution », Alphaville tient sa singularité au fait qu’il se déroule dans un monde dystopique. Alphaville est une cité immaginaire, inquiétante et dangereuse. La société est soumise à une véritable dictature, contrôlée par un réseau d’ordinateurs qui semblent n’avoir de projet que la destruction de ce monde (le film sortira en 1965, trois ans avant 2001, l’odyssée de l’espace)

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Le film témoigne d’une ambiance utopique qui régnait encore en 1965. Le monde était en mutation, et Paris n’échappait pas cette évolution urbaniste : construction du quartier de La Défense, autoroute du bord de Seine, périphérique… ce sont aussi ces changements qui ont inspirés ce film. Du reste, le film se déroule quand même assez peu à l’extérieur. L’influence architecturale reste discrète. Alphaville est composé pour l’essentiel de séquences en chambre, à coucher ou d’interrogatoire. Autant cela légitime une certaine économie de moyen, autant cela symbolise aussi l’étouffement et le cloisonnement (psychique et intellectuel) dont sont victimes les habitants d’Alphaville.

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Dans cette ville, les émotions sont pour la pluspart interdites, comme certains mots. L’amour est réprimé, comme tout ce qui s’y raccorde. Les mots sont eux autant victimes de persécutions que les personnes. La question « Pourquoi ? » ne peut être posée, on dit « parce que ».

On commence à toucher là à un domaine poétique qui est véritablement ce qui intéressa probablement et principalement Godard à cette époque. Alphaville dessine par métaphores des préoccupations politiques et induit de facto l’idée d’une résistance. Godard redonne à la poésie le sens qu’on l’ui a souvent accordé, celui de la résistance. La poésie est un acte de contestation fort. Ainsi Godard explore Alphaville, par le biais de ses personnages, sur un mode poétique, cite Borges et Eluard. C’est d’ailleurs Capitale de la douleur d’Eluard qu’Anna Karina lit dans le film. Le titre du recueil en lui même caractérise de façon évidente la cité d’Alphaville. Puisque dans cette ville, il n’y  pas de place pour le bonheur, le rêve, l’amour, Alphaville est fatalement une capitale de la douleur. Et la poésie d’Eluard sera  le meilleur moyen de lutter contre elle, Au même titre que la philosophie. A ce sujet, on se souvient du passionnant échange à propos du langage entre Anna Karina et un personnage de philosophe dans Vivre sa vie. Cette séquence là trouve soudain un  écho dans Alphaville.

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Godard tournera encore deux films avec Anna Karina (Pierrot le fou et Made in USA), mais peut-être le cinéaste ne l’aura t’il jamais mieux filmée qu’ici. Le couple qu’il forme avec l’actrice est pourtant déjà brisé – ou alors si ce n’était pas encore le cas battait-il de l’aile – mais l’on devine Godard encore amoureux…
Quant à Eddie Constantine, il reprendra une dernière fois le rôle de Lemmy Caution, et toujours sous la direction de Jean-Luc Godard dans le docu-fiction Allemagne Année Neuf Zero (1991). En revanche, le cinéaste avait à ce moment là renoncé depuis bien longtemps au cinéma (disons) classique dans lequel Alphaville s’inscrit encore. Pour Constantine, ce sera un de ses tout derniers rôles.

Benoît Thevenin


Alphaville, une étrange histoire de Lemmy Caution : Note pour ce film :

Sortie française le 5 mai 1965

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