C’est avec toujours le même penchant pour la démesure que James Cameron s’attaque, en 1989, à son projet à la fois le plus personnel et le plus ambitieux jusqu’alors. Pour James Cameron, l’enjeu est énorme. Il souhaite réaliser avec Abyss une version sous-marine de 2001 : l’Odyssée de l’espace (1968), film qui la profondément marqué dans sa jeunesse, au point d’être à l’origine de sa vocation. L’idée d’Abyss lui vient d’ailleurs de cette époque. L’objectif est immense et semble, serait-on tenté de dire, inaccessible. Pourtant, James Cameron réussira avec Abyss ce pari insensé en tenant la draguée haute à son prédécesseur. Si la comparaison ne s’impose pas dans l’esprit des gens, c’est parce que James Cameron a si bien assimilé son modèle que personne ne s’en est aperçu ! Le père d’Abyss a d’autant plus de mérite que le tournage s’est déroulé dans des conditions apocalyptiques. L’anecdote la plus célèbre est que l’équipe s’est à un moment donné retrouvée plongée dans le noir, sous l’eau, sans pouvoir s’orienter et avec une réserve d’air limitée. On ressent d’ailleurs toute la tension du plateau dans ce film, où à chaque minute les personnages sont comme « sous pression ». C’est d’ailleurs de cette manière qu’aime travailler le cinéaste, sous la pression.
Abyss est aussi le premier film où Cameron nous fait part de sa passion pour l’océan. Il ouvre la voie à de futurs projets de films maritimes comme Titanic ou plus tard Les Fantômes du Titanic, un documentaire sous-marin dans lequel le réalisateur mégalomane s’offre le luxe d’une vraie plongée dans l’épave du paquebot réputé insubmersible. En dépit de son échec commercial, notamment en raison d’une version cinéma amputée excluant plusieurs scènes clés, dont celle de la Grande vague, Abyss conférera à Cameron une aura et une respectabilité bien méritée en temps que cinéaste. Celui qui n’était considéré jusqu’alors que comme un faiseur, malgré son succès public et ses nominations, se voit entrer dans la catégorie très prisée des « auteurs ». Abyss n’est pas un déluge d’action. Ici, le souci du metteur en scène n’est pas tant d’alimenter le suspense en multipliant les péripéties, ce qui importe davantage à Cameron, c’est le travail en profondeur sur les protagonistes auquel il souhaite se livrer.
Si le film débute avec la citation de Nietzsche « Quand vous scrutez les abimes, les abimes vous scrute aussi », Abyss n’est pas une plongée dans les ténèbres à l’instar d’Aliens le retour, bien au contraire ! Il s’agit d’un film profondément lumineux, humain et touchant. Cette phrase n’a rien de commun avec « Dans l’espace, personne ne vous entendra crier », et est plutôt à prendre dans le sens : « On ferait mieux de s’observer et de réfléchir sur soi-même plutôt que d’avoir sans cesse peur des autres». C’est d’ailleurs le message que délivrera Bud (Ed Harris) au terme de son exploration abyssale chez les INT (Intelligences non terrestres). « Ils nous suggèrent de grandir un peu », dira-t-il. Abyss véhicule tout le long un message de compassion, d’humanité et surtout d’amour, résumé dans la dernière partie du métrage par trois simples mots rédigés sur un clavier : LOVE YOU, WIFE. C’est bien là l’œuvre d’un cinéaste qui croit au genre humain. Abyss est aussi un film sur la peur, la peur de l’Autre et la réponse à cette peur par la violence, représentée ici par la bombe nucléaire que transporte le lieutenant Hiram Coffey (Michael Biehn) à bord de la station.
La force du cinéma de Cameron, d’une manière générale, réside en la foi inébranlable qu’il a en ses histoires et surtout en les personnages qu’elles dépeignent. Qu’il s’agisse de Sarah Connor dans les Terminator, d’Ellen Ripley dans Aliens le retour, de Jack et Rose dans Titanic ou, dans le cas présent, de Bud et Lindsey (Mary Elisabeth Mastrantonio). A l’image de ses autres films, le méchant campé par Michael Biehn, un militaire paranoïaque et belliqueux, tient extrêmement bien la route. Ce dernier n’avait interprété à ce jour que des rôles de « gentils », d’abord Kyle Reese dans Terminator puis le caporal Dwayne Hicks dans Aliens le retour. Abyss marque sa troisième collaboration avec James Cameron. Ed Harris et Mary Elisabeth Mastrantonio, nouveaux à bord du navire, donnent également le meilleur d’eux-mêmes pour nous offrir une prestation inoubliable, d’une intensité rare (l’actrice a cru devenir folle). La relation conflictuelle de leurs deux personnages serait une parabole entre celle de James Cameron et Gale Anne Hurd – productrice d’Aliens, le retour et Abyss – sur le tournage. Sur le plan de l’intensité, la séquence de réanimation parle d’elle-même, démontrant à elle seule toute la fougue, la détermination et la passion qui anime le personnage de Bud : « Tu n’as jamais reculé devant quoi que ce soit dans ta vie Lindsey, alors bats-toi ! ». Ce moment a su faire battre le cœur des spectateurs et nous maintenir en « apnée » pendant plusieurs minutes.
Abyss marque aussi une date dans l’histoire des effets spéciaux, avec le pseudopode (la fameuse colonne d’eau qui reproduit les visages et les expressions). C’est la première fois que la technique du morphing était aussi poussée dans un film. Elle servira d’ailleurs de base à l’élaboration du T-1000, dans Terminator 2 : Le Jugement Dernier, un autre grand défi technique pour le cinéaste. Il faut dire que dans ce domaine, James Cameron est un véritable pionnier, toujours en avance sur son temps. Chez Cameron, l’histoire n’est pas au service de la technique, c’est strictement l’inverse. De fait, sa démarche cinématographique est toujours noble. Les avancées technologiques en matière d’effets visuels lui permettent de concrétiser des visions très personnelles, impossible à réaliser autrement qu’avec une technologie de pointe. Cameron a su nous offrir un spectacle inoubliable avec Abyss, un vrai ballet de lumière, un conte de fée sous la mer ; la scène où l’INT tend la main à Bud alors qu’il est à l’article de la Mort (le tout souligné par la musique envoûtante d’Angelo Badalmenti), est tout simplement magique. On a l’impression de voir un ange surgir des abysses pour emmener Bud au Paradis. Il y a là presque quelque chose de biblique (Ca n’est sans doute pas pour rien que le sous-titre du second Terminator est Le Jugement Dernier).
Plus besoin de s’en convaincre, on constate en regardant Abyss que James Cameron et un grand technicien doublé d’un artiste sensible, obsédé par chacune de ses visions. Les images mémorables qu’il nous offre dans ces films lui proviennent, parait-il, de ses songes. L’idée de Terminator lui serait venue d’un cauchemar dans lequel il aurait vu un squelette de métal émerger des flammes. Idem pour la Grande vague d’Abyss, qui personnifie une de ses grandes hantises. Détail intéressant, on retrouve cette obsession pour la Grande vague dans Point break (1991), film réalisé plus tard par celle qui fut son épouse entre 1989 et 1991, Kathryn Bigelow, et sur lequel il était producteur exécutif.
Abyss est de ses spectacles qui vous marquent durablement, des ces histoires ambitieuses qui vous font réfléchir sur vous-mêmes et au-delà, sur la condition de l’Homme en général. Tous les réalisateurs ne peuvent pas se vanter d’être de tels explorateurs des confins de l’âme humaine.
Michaël Frasse-Mathon