Sur la route de Madison (The Bridges of Madison County) de Clint Eastwood (1995)

En cette première moitié des années 90, Clint Eastwood opère un véritable changement dans son style et ses aspirations de cinéaste. D’ordinaire si pudique, Eastwood commence à dépeindre les sentiments et leurs contradictions. Cette sensibilité là, frémissante dans Impitoyable, à fleur de peau déjà dans Un Monde parfait, fait la substance même de Sur la route de Madison.

Carolyn et Michael reviennent dans la maison de leur enfance à Madison County dans l’Iowa pour régler les questions notariales consécutives au décès de leur maman, Francesca. Cette dernière exprime dans son testament une volonté étrange et dérangeante pour ses deux enfants. Plutôt que d’être enterrée à la place prévue près de leur père, Francesca souhaite que ses cendres soient répandues du haut d’un pont voisin. Une longue lettre accompagne cette doléance, dans laquelle Francesca révèle le secret d’une rencontre passionnée et éphémère vécue trente années plus tôt…

Eastwood n’a pas toujours été un cinéaste très rigoureux ou très exigeant. A partir du milieu des années 80, il s’affirme en revanche davantage, affiche une véritable maîtrise artistique. L’histoire est simple, l’efficacité narrative maximale. Le cinéaste fait science l’économie de plans et de mots, donnant le sentiment d’être dans la retenue permanente alors que la forme dépouillée ne vise en fait qu’à l’essentiel, sans donner l’impression de concéder quoi que ce soit à la contrainte.

Adapté d’un roman à l’eau de rose de Robert James Waller, Sur la route de Madison a vite fait d’être considéré comme sirupeux. Eastwood a suffisamment élagué les excès du livre de telle manière que le films fonctionne très simplement. Eastwood n’a en effet conservé que le strict minimum. Sur la route de Madison se résume presque à deux inconnus réunit dans une cuisine, qui échangent quelques mots pour faire connaissance avant de se laisser abandonner à la communion de leurs corps. Le cadre est là évidemment très réducteur mais rend compte de la sobriété du dispositif. Le sujet est cependant traité dans toute sa complexité, qui n’autorise aucun jugement lapidaire.

Francesca est une femme esseulée provisoirement, cantonnée à la maison à quelques tâches ménagères pendant que sa famille passe quelques jours à la fête de l’Etat pour y exposer un taureau de concours. Le premier jour, un homme arrive devant sa porte. Il est photographe pour le National Geographic et doit produire un reportage sur les ponts de Madison County. Il s’est perdu et Francesca va le guider.

Les ponts de Madison County vont servir à relier ces deux âmes égarées. Elle est belle, il a de l’allure. Dans leurs regards, on ne devine cependant que pudeur et respect. Le jeu de séduction se met en place mécaniquement, sans que les deux personnages s’y laissent prendre. Quelques plans à l’intérieur de la voiture, une mains qui frôle un genoux pour atteindre la boîte à gants, et dès lors innocemment la charge érotique prend soudain une toute autre dimension.

A partir du moment ou Eastwood assume la pudeur et la retenue de ses personnages, il y a comme un défi et un équilibre à tenir puisque l’on sait qu’ils n’ont que quatre jours pour s’aimer. C’est à la fois bien assez et en même temps potentiellement trop court dès lors que chacun résiste un peu à son désir. Tout est contenu dans le « un peu ». Francesca et Robert cèdent en même temps, pas seulement parce qu’ils s’attirent physiquement, mais parce que le coup de foudre est sincère.

Sur la route de Madison n’est alors pas un film lacrymale, plutôt un film pudique dans lequel l’émotion se déploie timidement. C’est ce qui fait la beauté du métrage. L’amour n’est pas pulsionnel, il se déclare dans des gestes délicats mais significatifs. Le premier écho de la scène de la voiture, quand Robert effleure le genoux de Francesca, intervient dans les regards qu’il s’échangent lors de leur premier dîner. La réplique intervient peu après dans une scène magnifique ou Francesca redresse le col de chemise de Robert alors qu’elle répond à une amie au téléphone. Robert pose sa main sur celle de Francesca, ne l’abandonne pas, et dans un seul mouvement l’invite à une danse qui scellera rapidement leur union. Ils se cherchent sans trop le vouloir, ils se désirent mais résistent parce que ce n’est pas juste, ils s’excusent mais brulent sous le feu de la passion ardente. Eastwood réussit l’épure parfaite du sentiment amoureux. Il le scrute attentivement, sans élan, sans forcer, sans céder au spectaculaire.

Le cinéaste est en plus autant concerné par sa mise en en scène que par son jeu d’acteur. La complicité avec Meryl Streep est extraordinaire. Indépendamment du couple, Meryl Streep est stupéfiante, de part la subtilité éloquente de son jeu. Toutes les contradictions de son personnage, le tumulte qui la fragilise, se ressent dans le moindre de ses regards et de ses gestes. Elle adopte aussi un délicat accent italien qui non seulement la crédibilise davantage mais qui en plus permet au film de fonctionner parfaitement. Ce facteur est essentiel, puisque c’est l’Italie qui finit de tisser la complicité entre les deux personnages. Elle souffre sans trop le dire d’avoir été enlevé, à cause de l’amour déjà, à sa terre natale. Elle retrouve cette vie dans le regard de cette homme qui confie être allé là ou elle est né. Quelque chose s’installe en eux à ce moment précis, un lien qui ne pourra plus être brisé. Le spectateur sait aussi à cet instant que Francesca est capable de tout quitter par amour, qu’elle l’a déjà fait…


Sur la route de Madison est un film fort aussi parce qu’il relève de la passion interdite et donc déraisonnable. Il n’est pas de passion raisonnable qui puisse intéresser, c’est totalement antinomique. Eastwood peint le contexte social de l’Amérique rurale des années 60, le poids des préjugés, la pression de la communauté. L’adultère y est tabou et impardonnable. La meilleure amie de Francesca, toute sa vie après que Robert soit parti, c’est cette femme rejetée à la marge parce qu’elle a fauté et qu’elle a été vue.

Eastwood réussit le film romantique presque ultime, un peu de la même manière qu’il arrivait deux ans avant à offrir le western définitif avec Impitoyable. S’il parvient à ces constats, c’est parce qu’il étale son registre, assume l’idée de dépeindre aussi la violence des sentiments, tout en épurant son style au maximum. Il n’en garde que la substance et c’est ce qui fait que son cinéma touche autant. Sur la route de Madison peut arracher quelques larmes mais par un mécanisme simple et sincère, qui respecte et n’agresse pas le spectateur. Le final ne bascule pas dans la mièvrerie ou dans le mauvais goût sirupeux. Il prend certes le temps d’enterrer les illusions de cette passion éphémère, de les faire rejaillir ensuite pour la conclusion attendue, mais il le fait proprement, sans insister trop lourdement, dans le respect juste et profond de son histoire et de ses personnages.

Benoît Thevenin


Sur la route de Madison – Note pour ce film :
Sortie française le 6 septembre 1995

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Aucun commentaire sur “Sur la route de Madison (The Bridges of Madison County) de Clint Eastwood (1995)”

  1. Foxart dit :

    Aucune mièvrerie, en effet.
    Énormément de justesse et de profondeur sans aucune lourdeur, tout ça est vrai…
    Et bouleversant !
    Cry me a river !!!

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