Portraits croisés de deux âmes égarées dans la Corée moderne, Animal Town constitue le second volet d’une trilogie consacrée à la ville – après Mozart Town en 2008 – et réalisé par le cinéaste coréen Jeon Kyu-hwan.
La ville est effectivement un cadre important dans cette histoire. Elle est en mutation (les échafaudages sont omniprésents) mais les chantiers sont à l’arrêt, conséquence de la crise économique. La ville est à l’image des deux personnages principaux, deux êtres en souffrance dont on ne sait ni très bien ce qui les relie, ni très bien ce qui les affecte. Ils sont eux aussi dans un état intermédiaire, proche de basculer vers quelque chose, sans que l’on sache quoi…
Seongcheul est manoeuvre sur un de ces chantiers arrêtés. Il vit dans un tout petit studio dans un immeuble qui doit être rasé sitôt la reprise des travaux. Seongchul est dans une position on-ne-peut plus précaire et incertaine. Le personnage apparaît au début du récit en train de tenter de faire l’amour à une femme apparemment plus âgée que lui. Il est impuissant, n‘y arrive pas, et celle qui est en fait une prostituée le quitte. La scène est filmée dans un réalisme très cru. On découvre aussi que Seongcheul porte un bracelet électronique à la cheville.
Hyeongdo Kim est lui un homme en errance, patron d’une petite entreprise et obligé de licencier un employé à cause du contexte économique. La police le trouve un jour pour lui apprendre que la moto dont il est le propriétaire a été retrouvée sur les lieux d’un accident. Le voleur, responsable du drame, est décédé.
Jeon Kyu-hwan construit son récit par très petites touches, dessine les portraits parallèles de ces deux personnages et, même si l’on se doute que leurs destins finiront par coïncider, on n’imagine pas très bien comment.
A la suite d’un entretien avec un psychiatre, on apprend que Seongcheul a été coupable d’agression sexuelle envers un enfant. Cette révélation intervient tôt dans le récit et va contaminer immédiatement l’ambiance. Une petite fille croise tous les jours la route de Seongcheul, présentant une proie facile pour le jeune homme dont on voit bien qu’il lutte contre ses démons.
La menace autour de la petite fille est bien réelle et le cinéaste réussit parfaitement à instaurer une véritable paranoïa, par petites touches encore. Le titre se justifie pleinement car Jeon Kyu-hwan inscrit son film dans le registre de la pulsion, avec tout ce qu’elle peut connoter de malsain et d’inquiétant. Dans une scène, Seongcheul semble suivre une enfant, on a comme l’impression qu’il est proche du passage à l’acte, d’autant qu’il n’a plus rien à perdre depuis que sa vie a basculé encore du mauvais côté pour une autre mauvaise raison, une autre mauvaise pulsion. Ce qui rassure le spectateur dans cette scène, c’est l’apparition au fond du cadre d’un personnage tiers, indépendant du récit, qui pourra potentiellement intervenir. La tension est alors forte mais le cinéaste la désamorce lui-même, et l’on saisit là que Seongcheul n’était pas à ce moment précis sur le point de commettre encore l’irréparable.
Seongcheul a cependant commis une faute précédemment, on l’a dit. Le personnage perd ses nerfs dans une altercation avec une jeune femme alors qu’il est maintenant chauffeur de taxi. Cette scène justifie également le titre, rend compte de l’influence de la ville sur les comportements. Seongcheul, qui débute dans son nouveau job, perd le bon chemin, ce qui provoque la crispation de sa cliente, et un déchaînement pulsionnel des deux personnages dans la voiture.
Dans sa note d’intention, Jeon Kyu-hwan explique que « certaines personnes font du mal à d’autres, et certaines en souffrent. Tous les gens font semblant d’ignorer la souffrance autour d’eux car nous vivons dans une ville bestiale ». Le cinéaste rend plutôt bien compte de cette idée. Le film est excellemment construit, captivant, étrange, soit les signes d’une véritable maîtrise. Animal Town distille une ambiance trouble et malsaine, pas forcément facile à appréhender tant le caractère incertain de tout ce qui se joue est bien présent. On est plongé dans un état de latence, dans un univers en construction mais déjà corrompu et dont il n’est vraiment pas facile de s’extraire. Les deux anti-héros peuvent en témoigner.
Benoît Thevenin